La question kanak vue de la Touraine #1

« On a eu très longtemps une problématique de fond d’accès à notre histoire et à notre identité”

Alors que la France s’enfonce dans la crise politique et que le pouvoir macroniste semble se déliter, la question des outre-mer se pose avec d’autant plus d’urgence que Mayotte est confrontée à une situation cataclysmique. Paroxysme d’une année très tendue, avec la reprise des mouvements contre la vie chère dans les Antilles – structurés en partie par les milieux indépendantistes – et surtout avec les violentes émeutes en Nouvelle-Calédonie/Kanaky depuis le printemps.




Par Joséphine


Sujets bien éloignés de la Touraine, peu traités dans les médias locaux si ce n’est à travers l’angle des pauvres touristes bloqués à Nouméa pendant le couvre-feu. Sauf qu’à Tours, on compte une petite communauté kanak, installée depuis les années 70 et constamment renouvelée par des étudiants. J’en ai rencontré quelques uns. L’occasion d’entendre un peu ici leur parole, si souvent invisibilisée.

La course aux planté de drapeau

Habité depuis au moins 3 000 ans par des groupes arrivés lors de différentes vagues migratoires originaires du sud de la Chine et de l’Indonésie, l’archipel néo-calédonien a vu se déployer une culture spécifique et singulière à partir du troisième siècle de notre ère, la culture kanak. Cette dernière a développé dès cette époque ses langues propres, ses formes d’art et de céramique, ses techniques de polissage des pierres, tout en se spécialisant dans l’agriculture avec des systèmes sophistiqués d’irrigation par canaux et de cultures en terrasse.

Le premier contact attesté avec les Européens a lieu en 1774, lors d’un voyage d’exploration britannique dirigé par James Cook qui donne à ces terres qu’il longe le nom de Nouvelle Calédonie, en hommage à l’Écosse. Plusieurs explorateurs français passeront par l’archipel dans les décennies suivantes puis des centaines de navires de pêche à la baleine ou au concombre de mer y feront des escales régulières et commenceront à faire du commerce avec les Kanaks. Ceux-ci fournissent vers 1850 du bois de santal et de l’huile de coprah en échange d’outils, d’ustensiles de cuisine, d’alcools, de céréales ou de sucre. Rapidement, cette mise en contact va dérégler la société kanak tandis que le choc microbien fait disparaître en quelques décennies 90% de la population autochtone.

« En fait, la richesse de notre culture, on a commencé à la connaître seulement à partir des années 1970 en gros, quand les premiers étudiants kanaks ont pu aller à l’université en métropole et étudier le travail des ethnologues qui se sont intéressé sérieusement à nos îles et qui ont collecté les traces de notre passé dans les années 1950 et 1960. Mais tout ça est resté confidentiel et partagé surtout entre intellectuels. Avant, les jeunes kanaks n’étaient pas vraiment scolarisés et l’ordre colonial tolérait tout juste la transmission orale et très partielle de la culture et des mémoires locales. En fait, c’est surtout dans les années 1980 et 1990, avec la mise en place des Écoles Populaires Kanaks (EPK) que les jeunes sont sortis du récit scolaire classique de l’enseignement des programmes d’histoire français, en langue française, et qu’ils ont pu rentrer en contact avec leur culture, leurs langues et leur identité (…) Ce n’est que très récemment qu’on est sortis de la croyance que la société kanak pré-coloniale était très rudimentaire et primitive. On pensait qu’il y avait au maximum 50 000 kanaks à l’arrivée des Français, mais depuis que l’on a étudié l’archéologie agricole de l’archipel, on s’est rendu compte que la population devait être bien plus nombreuse, avec une organisation sociale et technique très sophistiquée. On a eu très longtemps une problématique de fond d’accès à notre histoire et à notre identité » témoigne une étudiante kanak de Tours.

Parallèlement au développement du commerce, une entreprise d’évangélisation commence dans l’archipel au tournant des années 1840, avec des missionnaires anglais protestants et des catholiques français. Napoléon III se mêle aussi de la destinée de ces territoires, alors qu’il cherche un site pour une nouvelle colonie pénitentiaire. Et en 1853, alors que les Anglais veulent aussi planter leur drapeau dans cette zone du Pacifique, la France les prend de vitesse, envoie quelques troupes sur place et proclame sa souveraineté sur plusieurs îles de la Nouvelle-Calédonie, fondant une ville-garnison qui prendra rapidement le nom de Nouméa.

Le temps béni des colonies

Un système de ségrégation raciale et spatiale est imposé d’emblée dans l’archipel, sur le modèle des « réserves » où ont été regroupées les populations autochtones aux États-Unis et en Australie à la même époque. On reconnaît donc une forme de propriété collective des indigènes sur une partie des terres ainsi que leur organisation en tribus et chefferies… mais tout le reste du foncier devient propriété de la France, essentiellement utilisé pour le bagne. Cela dit, pas mal de parcelles sont aussi laissées en gestion aux colons arrivés libres ou aux détenus ayant fini de purger leur peine mais tout de même contraints de rester sur place, notamment les ex-prisonniers politiques, communistes et anarchistes, mais aussi des rebelles Kabyles déportés depuis l’Algérie.

Un système mieux organisé de concession de la terre est lancé à partir de la fin des années 1870, l’État faisant venir alors des planteurs réunionnais pour développer la culture de la canne à sucre tout en vendant des permis de prospection minière car on découvre que le sous-sol est riche en nickel. Dans la décennie 1890, face aux difficultés sociales dues aux concentrations extrêmes de populations carcérales et de misère, l’État arrête de déporter des prisonniers en Nouvelle-Calédonie et lance une nouvelle phase de colonisation, distribuant des terres pour lancer la culture du café. Et dans la décennie 1920, ce sera le tour de projets cotonniers à destination de familles venues du nord de la France. Du reste, ces différentes tentatives sont des échecs, notamment à cause du sous-investissement chronique de l’État qui laisse les colons livrés à eux-mêmes. Seule la mine s’avère rentable mais nécessite une importante main d’œuvre que l’on fait venir du Vietnam, du Japon, d’Indonésie ou de toute la Polynésie.

En quarante ans, les terres réservées aux Kanaks et censées être inaliénables sont réduites de moitié à cause des spoliations des colons quand ce ne sont pas leurs troupeaux qui causent des dégradations des cultures et le recul des communautés autochtones. Autre dimension de la domination française, les populations kanaks relèvent à partir des années 1890 du code de l’indigénat qui pèse sur les colonies : interdiction du port d’arme, interdiction de certaines pratiques culturelles, absence de droits civiques, très faible accès aux services, prélèvements fiscaux importants, périodes de travail obligatoire dues aux autorités et aux colons…

La plus grande France

Outre les violences entre clans kanaks à cause de la pénurie de terres, l’archipel est le théâtre de révoltes périodiques réprimées dans le sang, parfois à l’aide de troupes coloniales venues d’Algérie, par exemple en 1878 et 1917.

Entre 1944 et 1957, avec les évolutions du statut des populations colonisées sous la IVème République, les Kanaks obtiennent la liberté de circulation, le droit effectif de propriété et des droits civiques ainsi que des institutions représentatives. Les premières organisations politiques émergent alors, fortement influencées par le communisme d’une part, par le catholicisme social paternaliste d’autre part. Mais tandis que les colonies africaines et asiatiques obtiennent leur indépendance par la lutte ou par la négociation au début des années 1960 avec le retour de De Gaulle au pouvoir, les colonies du Pacifique vont rester dans le giron de la métropole. Métropole qui va donner un nouveau tour de vis pour garantir sa domination sur le long terme dans ce l’on appelle désormais pudiquement les outre-mer : le conseil et l’assemblée locale créés une décennie plus tôt sont dépouillés de leurs compétences et placés sous le contrôle d’un Gouverneur nommé par Paris.

« Dans les années 70, c’est carrément un grand plan d’installation depuis la métropole et surtout depuis Wallis-et-Futuna qui est lancé par Pierre Mesmer pour mettre les Kanaks en minorité. « Pour faire du blanc », ils disaient à l’époque (…) Mais c’est aussi à cette époque que nos premiers intellectuels, passés par les universités françaises et qui ont été souvent politisés pendant mai 68, reviennent au pays. Eux, ils n’avaient pas connu le régime colonial strict et avec le bouillonnement politique qu’il y avait un peu partout dans le monde, ils ont voulu aussi mener leurs luttes. Informer, instruire, rendre fiers les jeunes Kanaks, leur montrer les inégalités et les injustices, penser une manière de sortir de ce système d’oppression. Quelques militants fondent alors des mouvements, par exemple les Foulards Rouges qu’ils ont appelé comme ça en hommage aux communards déportés en Nouvelle Calédonie en 1871, dont Louise Michel. Ou alors le Groupe 1878, en référence à la date de la première grande révolte kanak (…) Y’avait aussi l’influence de groupes protestants évangéliques, ils ont été un bon vecteur de mémoire et d’auto-organisation pour pas mal de Kanaks (…) mais il ne faut pas trop ethniciser le vent de révolte qui a commencé à souffler en Kanaky dans les années 70 et qui continue aujourd’hui. C’est d’abord une question de misère, de ségrégation spatiale et sociale, de manque d’accès aux services publics et aux droits les plus élémentaires. Il y a plein de camarades qui viennent de Wallis-et-Futuna et qui ont été confrontés aux mêmes difficultés que nous, qui ont subi les même les clivages sociaux » raconte un autre jeune kanak venu finir ses études à Tours.

Les deux entités citées – les Foulards Rouges et le Groupe 1878 – finissent par fonder en 1975 le Palika (Parti de Libération kanak), bientôt rejoints par les modérés déçus par l’attitude de la France gaulliste ainsi que par des intellectuels qui travaillent à la reconnaissance de la richesse et la singularité de la culture kanak, travail que mène notamment un certain Jean-Marie Tjibaou. En 1979, c’est une coalition de toutes ces forces séparatistes qui se structure en Front Indépendantiste (FI) pour les élections locales, Front qui fait d’emblée quasi jeu égal avec les loyalistes.

A suivre

PS :

https://www.lanouvellerepublique.fr/chateauroux/castelroussins-en-nouvelle-caledonie-meme-nos-familles-ne-comprennent-pas-ce-qu-on-a-vecu

https://www.lanouvellerepublique.fr/niort/le-soulagement-de-la-touriste-niortaise-rapatriee-de-nouvelle-caledonie

https://www.lanouvellerepublique.fr/indre-et-loire/commune/saint-etienne-de-chigny/indre-et-loire-une-tourangelle-toujours-coincee-a-noumea

https://www.lanouvellerepublique.fr/charente-maritime/bloque-en-nouvelle-caledonie-ce-couple-de-charente-maritime-en-appelle-aux-elus-locaux

https://www.lanouvellerepublique.fr/niort/une-niortaise-bloquee-en-nouvelle-caledonie-en-appelle-a-emmanuel-macron

A lire aussi sur Magcentre: Nouvelle Calédonie : la décolonisation non-violente à l’épreuve du référendum

 

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