Sécurité sanitaire des aliments : comment l’État nous protège de moins en moins en Touraine

Avec l’arrivée de M. Patrice Latron à la tête de la préfecture d’Indre-et-Loire début 2023, il était devenu fréquent de voir des publications officielles sur les réseaux sociaux portant sur la fermeture administrative de tel kebab ou de telle boulangerie pour des raisons d’hygiène, agrémentées de photos choc peu ragoutantes et de hashtags d’une fermeté quasi-gaullienne.



Par Joséphine.


#L’ÉtatVousProtège nous promettent donc les services de communication de la préfecture. Mais avec la récente affaire de botulisme qui a frappé très gravement cinq personnes en Touraine, la question de la sécurité alimentaire est posée. Notamment après les réformes de ce service public, imposées en catimini par le gouvernement il y a quelques mois, sous les levées de bouclier des syndicats et agents.


#L’EtatVousProtège, oui ok, mais comment ?

En fait, depuis l’été 2023, le système de contrôle de la sécurité relative à l’alimentation humaine et animale a été refondé et unifié sous l’autorité directe du ministère de l’Agriculture, mettant fin ainsi à une double tutelle partagée avec le ministère des Finances et ses services de la répression des fraudes (DGCCRF).

Mise en scène comme une réforme de « bon sens » visant la rationalisation de l’organisation de la sécurité alimentaire, sur fond de « choc de simplification » administrative si cher à Gabriel Attal, la réalité est plus nuancée. Car il s’agit bien entendu de réaliser des économies et de réduire le nombre de fonctionnaires sur le moyen terme.

Depuis le 1er janvier 2024 dans chaque département – et l’Indre-et-Loire ne fait pas exception –, les services de la sécurité sanitaire des aliments (SSA) sont organisés sous l’autorité du Préfet via la Direction Départementale de protection des Populations (DDPP), exécutant les directives définies par la Direction Générale de l’Alimentation au ministère de l’Agriculture. Les agents spécialisés présents dans chaque département procèdent aux contrôles des établissements de fabrication de produits alimentaires d’origine animale ou végétale, délivrant des agréments après des vérifications sur les sites de production. Parallèlement, ces mêmes agents vérifiaient jusqu’à l’an passé les établissements dits du secteur de la remise directe qui inclut la distribution (commerces de détail, moyenne et grande distribution, stands sur les marchés…), la restauration commerciale (fast-food, boulangerie qui vend des sandwichs, restaurants de toute nature…) et la restauration collective (cantines scolaires, restaurants d’entreprise…).


Les services de la répression des fraudes, eux, se recentrent sur les contrôles de la qualité et de la loyauté des produits alimentaires à l’égard des consommateurs et des professionnels : respect des règles d’étiquetage, de composition et de dénomination des marchandises, lutte contre les pratiques trompeuses sur l’origine, la qualité, les allégations relatives aux produits, comme par exemple les contrôles des signes officiels de qualité (appellation d’origine protégée [AOP], indication géographique protégée [IGP]… ou des produits issus de l’agriculture biologique [AB]).

#L’ÉtatSeDésengage

En réalité, cette réorganisation du service se fait à moyens constants et les agents de la sécurité alimentaire ont vu le périmètre de leurs compétences s’étendre très rapidement, alors qu’ils ne sont par exemple que… six en Indre-et-Loire, parfois encore moins nombreux dans d’autres départements. Pire, depuis des années, des économies leur sont imposées avec la suppression de postes de secrétariat, reportant de fait sur les agents la charge de l’enregistrement des courriers, des déclarations d’activité, de l’édition des certificats d’export, de la gestion des dossiers, des appels téléphoniques, des mails, des prises de rendez-vous et autres tâches purement administratives. Ce qui représente plusieurs heures par semaine, heures qui empiètent sur le cœur de leur métier : le contrôle in situ, les enquêtes alimentaires à la suite d’intoxications, la rédaction des procédures, les vérifications de retraits de produits, la gestion des alertes et les prélèvements microbiologiques.

Réorganisation et économies à mettre au regard de la promesse gouvernementale de hausse de 80% du nombre d’inspections dans les établissements de remise directe et de 10% dans les établissements de fabrication de produits alimentaires. Mission impossible, direz-vous ? Et bien c’est sans compter avec la fée privatisation. Car depuis le 1er janvier 2024, les inspections des établissements de remise directe ont été déléguées à des acteurs parapublics ou carrément privés. Pour l’Indre-et-Loire, c’est le laboratoire Inovalys qui a obtenu cette délégation de service public. Il s’agit d’un labo qui regroupe cinq structures publiques gérées par des Conseils départementaux qui ont décidé de mutualiser leurs moyens dans un Groupement d’Intérêt Public (GIP). Pour la Touraine cette mutualisation a été discutée à partir de 2016 puis actée définitivement par Jean-Gérard Paumier, président LR du Conseil départemental, en 2020.

L’intérêt d’un GIP, c’est de pouvoir faire entrer dans la structure des partenaires privés, mais aussi de procéder à des embauches sous droit privé, limitant ainsi les recrutements d’agents titulaires de la fonction publique tout en proposant des prestations à des clients privés afin de développer aussi une activité à but lucratif en parallèle.

Depuis le 1er janvier 2024, les inspections en Indre-et-Loire sont donc réalisées par des salariés d’Inovalys qui transmettent ensuite leurs rapports et préconisations aux fonctionnaires de la DDPP qui se retrouvent désormais cloués au bureau, gérant la paperasse et le suivi des procédures, coupés du terrain. « Les agents doivent superviser les rapports d’inspection, les mises en demeure, les fermetures administratives, recontrôler les établissements, rédiger eux-mêmes les PV (police judiciaire), apporter une expertise technique, organiser la programmation des contrôles des délégataires, et répondre aux administrés et aux professionnels concernés. La charge de travail devient ingérable dans les services au regard du nombre d’inspecteurs dédiés à ces contrôles et des autres missions à enjeu en matière de police sanitaire unique », ont alerté les syndicats dans une lettre ouverte au ministre rédigée au printemps dernier.

#L’EtatNeVousÉcoutePas

« Comme d’habitude depuis 15 ans, il s’agit d’une réforme en trompe l’œil… L’État communique sur la hausse des inspections et promet l’embauche de 150 titulaires supplémentaires dans les SSA dans les départements mais… en même temps 250 agents de la répression des fraudes arrêtent de travailler sur les inspections d’hygiène. Et puis, comment nous assurer que nous ne serons pas pieds et mains liés dans quelques années face à des délégataires qui pourront nous imposer leurs conditions en l’absence de concurrence et alors que l’état ne sera plus en capacité de reprendre la main, faute de moyens propres et d’expertise suffisante ! Si on voulait démanteler le service public des contrôles alimentaires, on ne s’y prendrait pas autrement ! » commente un syndicaliste travaillant dans le secteur.


Et puis, ce début de privatisation, quoi qu’en disent les experts de la gestion, a un coût : 38 millions d’euros annuels. « Sachant que cette somme aurait permis d’embaucher près de 500 fonctionnaires, cela équivaut à cinq fonctionnaires spécialisés par département, c’est énorme. Avec ça, on aurait pu accroître le nombre de contrôles, avec une garantie de qualité ! » analyse un agent dans la presse.

Pire, cette restructuration et délégation de service public se sont faites dans l’urgence, sans aucune consultation avec les syndicats et experts du secteur, comme d’habitude en macronie. « Il est nécessaire que les délégataires enregistrent dans une base de données toutes les inspections réalisées, afin de permettre la réalisation d’un bilan par département tant sur l’effectivité que sur la qualité des contrôles délégués et des rapports d’inspection. Cela facilitera l’évaluation de la pertinence de la délégation et permettra de mieux négocier dans quatre ans pour la période suivante de délégation », proposent les principaux syndicats. Mais le ministère refuse la mise en place d’un tel dispositif. Et oui, il ne faudrait que des chiffres objectifs viennent abîmer le processus de privatisation.

#L’EtatVousMaltraite

Bien entendu, l’autre grand impensé de cette réforme imposée d’en haut, c’est la question des agents, de leurs conditions de travail et de leur attachement au service public.

« Ces 15 dernières années, notre travail d’inspection à proprement parler a été divisé par deux. Et là, on nous retire les contrôles en remise directe… c’était notre lien avec le public et notre principale identité professionnelle reconnue par les citoyens, celle des fonctionnaires qui les protègent des abus et incompétences dans le domaine très intime de la nourriture. Pour les collègues et moi qui aimons notre travail et restons en plus intéressés par cette mission de santé publique et son utilité sociale, c’est dur à encaisser » confie un fonctionnaire. « La dérive comptable et gestionnaire, on la sent surtout depuis 10 ans. Nos cadres et chefs de service ont changé, ce sont de moins en moins des scientifiques et des gens issus du sérail, remplacés par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui arrivent d’autres services, ne connaissent pas le métier, ne font pas de vagues et repartent ailleurs au bout de deux ou trois ans (…) Ces gens n’ont aucune considération pour le service public et n’ont retenu aucune leçon des effets de ce type de management avec l’affaire Orange et les suicides en cascade de salariés. C’est cynique, irrespectueux et sans aucune prise en considération des personnes et de leur vie ».

« Cette décision gouvernementale de déléguer une partie des missions SSA à des organismes privés ayant été imposée aux agents de la DDPP37, sans aucune concertation au niveau local, occasionne de fortes inquiétudes quant à leur devenir, couplées à des soucis évidents de réorganisation du travail subis « à marche forcée ». Cela a ajouté à la frustration des agents un fort sentiment de découragement et de dépossession de leurs missions. Ce ressenti négatif des agents SSA doit être considéré à sa juste valeur, puisqu’il est un facteur important d’augmentation des risques psycho-sociaux », alertaient pourtant les syndicats d’Indre-et-Loire en février dernier, sans réaction particulière du préfet Latron, peu réputé pour sa pratique du dialogue social, lui qui venait d’un autre univers culturel, l’Armée.

Autre problème dans la réorganisation des services et des tâches : la nature même du travail demandé. « Les techniciens des services vétérinaires de catégorie B, n’ont pas vocation à former les contrôleurs délégataires, ni à organiser la programmation de leurs contrôles ou encore décider des suites qui en découlent, d’autant plus qu’ils ne sont pas à l’origine des constats. Ces missions incombent aux agents de la catégorie A » mettaient en évidence les représentants syndicaux, toujours en février. La question n’est pas que statutaire, elle comporte une dimension salariale, dimension qui ne plaît pas à l’État à l’heure de la compression des coûts et de l’austérité budgétaire.

#L’ÉtatNaïf

Dernier motif de colère et d’inquiétude, c’est la modalité même de la délégation de service public et ses effets pervers. « Dans notre département, les contrôles en remise directe sont confiés au laboratoire INOVALYS, alors qu’il propose déjà des services commerciaux, notamment en matière de conseil, à ces mêmes acteurs de la filière agro-alimentaire. Le conflit d’intérêts est manifeste, INOVALYS se retrouve juge et partie. INOVALYS contrôle des professionnels à qui il a vendu ou pourrait vendre des prestations (plans de maîtrise sanitaire, analyses microbiologiques…). Est-ce pour cette raison, qu’aujourd’hui INOVALYS a créé la « marque NEOCONTROL qui réalise les inspections mais qui n’a aucune existence juridique indépendante ??? Tous les documents établis suite aux inspections sont à en-tête NEOCONTROL alors que la délégation a été attribuée à INOVALYS, cherchez l‘erreur !!!! Cette situation est scandaleuse. Seuls les agents publics sont absolument indépendants et impartiaux », alertaient les syndicats tourangeaux le 14 mars dernier. « En fait, Inovalys via son service Neocontrol procède à des inspections qui peuvent déboucher sur des mises en demeure de commerçants et restaurateurs à suivre des formations dispensées par… Inovalys. Et en plus toute la paperasse est gérée par les agents de la DDPP. C’est tout benef’ pour eux », résume un bon connaisseur du dossier.

#L’ÉtatCommunique

Comble du cynisme, les services de la préfecture n’ont jamais autant communiqué sur les fermetures administratives de restaurants, charcutiers-traiteurs et boulangeries, à grands renforts de publications sur les réseaux sociaux, preuves à l’appui pour mettre en scène la protection des « consommateurs ». Pire, « le préfet a un peu la gâchette facile. Désormais, et contre l’avis des agents et de la coutume dans les SSA, il veut qu’on affiche sur les lieux fermés les raisons de la fermeture. C’est une sorte de double peine. Les missions des SSA c’est de protéger les populations, pas de se substituer au juge et punir le restaurateur ou commerçant. Fermer un mois, procéder à des travaux et suivre des formations, c’est déjà très coûteux, alors en plus voir son commerce affiché auprès de la clientèle qui désertera probablement le lieu à la réouverture, c’est vraiment sévère. Généralement, pour les gérants de bonne foi, pendant une fermeture administrative on les laissait mettre un panneau « en vacances » ou en « travaux », comme ça il pouvait rectifier le tir et après autorisation de réouverture à la suite d’un contrôle, il pouvait repartir sur de bonnes bases », analyse une juriste.

Donc voilà encore un exemple de la schizophrénie de l’État : d’un côté il démantèle le service public, offre des missions au secteur privé qui pourra ainsi gonfler son chiffre d’affaires et bénéficier de situations avantageuses qui ressemblent fort à un conflit d’intérêts, se moquant des effets de ces décisions venues d’en haut sur les conditions de travail des agents, de l’autre côté il communique à outrance pour laisser à croire qu’il remplit ses missions de protection des citoyens.

Pourtant, ce ne sont pas les scandales sanitaires récents qui manquent, démontrant qu’il faut de réels contrepouvoirs à l’emprise des industriels sur la filière agro-alimentaire. Et la multiplication des dark-kitchens, de la restaurations rapide et de la production artisanale bio ne fait qu’augmenter les besoins en contrôles et vérifications par la complexification de l’offre. Actuellement, en Indre-et-Loire, les commerces de remise directe au consommateur sont inspectés tous les six ans et ne nécessitent pas d’autorisations ou de contrôles avant ouverture. C’est aussi cela qui explique le cas dramatique de botulisme dans du pesto à l’ail des ours vendu sur un marché. La machine à stériliser du commerçant était visiblement défaillante mais, à défaut de vérifications obligatoires et contraignantes en amont, tout repose sur les engagements et le sens des responsabilités des gérants.

Est-ce bien raisonnable ?


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Commentaires

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  1. Nous voilà rassurés, orléanais de souche ou d’adoption: tout ça se passe en Indre et Loire, à Orléans et dans le Loiret, tout va bien…!

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