En Touraine, la venue d’un collectif de drag queens pour des lectures pour enfants a déclenché une vive polémique bien sûr orchestrée par les canaux d’extrême droite. Ce simple événement culturel est devenu le théâtre d’un scandale sur les réseaux sociaux, révélant une fois de plus l’hystérie de la fachosphère autour des questions de genre et d’inclusion.
Par Joséphine.
À la mi-septembre, les bibliothèques municipales de Vouvray et de l’Île Bouchard annonçaient dans le cadre de leur programmation culturelle la venue d’un collectif réputé pour ses lectures de contes pour enfants. Quoi de plus normal et classique direz-vous ? Sauf que ces lectures sont proposées par les Paillettes, un collectif de drag queens qui interroge les stéréotypes de genre, les normes sociales et les enjeux de l’acceptation des différences. Il n’en fallait pas plus pour créer un scandale local dans les milieux les plus réac’, rapidement devenu un buzz national qui a plongé agents municipaux, militants et artistes dans la tourmente.
Anatomie d’un buzz
Le mécanisme de la mise en buzz par l’extrême-droite est devenu un grand classique de l’internet, avec sa mécanique implacable, toujours identique. Et cette séquence ne fait pas exception.
Tout commence par quelques messages agressifs sur la page Facebook de la bibliothèque de Vouvray qui faisait la promotion de ces lectures début octobre. Et tout à coup, de cette petite agitation anonyme, émerge une vidéo qui met le feu aux poudres, publiée sur Instagram le 11 octobre. C’est un militant angevin lié à la droite identitaire via le groupuscule Le Mouvement Chouan qui se filme devant le Conseil Départemental d’Indre-et-Loire, sommant les collectivités et institutions de faire annuler les lectures, analysées comme une nouvelle étape dans la bataille culturelle qui fait rage, une offensive idéologique de l’ultra-gauche pour imposer son modèle de contre société, avec des risques psychiques et moraux pour les enfants. Deux jours plus tard, les Jeunes Communistes d’Indre-et-Loire entrent dans la danse et publient une vidéo de soutien aux lectures, en en expliquant l’intérêt dans les luttes contre les discriminations.
Le 13 octobre, une pétition est lancée en ligne, suivie d’une autre le 14 et d’une dernière le 17. Elles totalisent 15 000 signatures à elles trois, la plupart du temps par des personnes habitant bien loin de la Touraine mais ayant eu accès aux pétitions via les réseaux sociaux, les groupes militants et les médias de la fachosphère. Dans l’explication de la démarche de ces pétitions, il est question de perversion et de décadence, d’innocence des enfants qu’il s’agit de préserver, de propagande idéologique wokiste, de malversation d’argent public, de lobbies pharmaceutiques (sic), de brouillage des repères, du droit des parents à mettre un stop à ces pratiques… le tout avec un chantage au vote sanction à Vouvray et à l’Île Bouchard lors des prochaines municipales, et en filigrane, un appel aux citoyens pour qu’ils se manifestent auprès de leurs élus et de leurs bibliothèques. Et force est de constater que cet appel a bien fonctionné, si l’on en croit la quantité délirante de messages plus orduriers et allumés les uns que les autres.
Les ingrédients sont désormais réunis et le buzz trouve les relais médiatiques habituels de l’extrême-droite, friands de critiques contre le « wokisme », d’autant plus avec la prise de position explicite des jeunes communistes : le 14 octobre, c’est l’influent site Fdesouche qui évoque les lectures, suivi après quelques minutes par le JDD de l’ami Vincent Bolloré puis quelques heures plus tard par Valeurs Actuelles qui en profite pour continuer son inlassable promotion de Marion Maréchal Le Pen. Le 15, c’est au tour de Boulevard Voltaire, autre site à connotation plus complotiste et déjà condamné pour appel à la haine raciale. À chaque fois, un lien pour une des pétitions est disponible dans ces articles, de plus en plus partagés, notamment sur Twitter, avec le relais actif de toute la galaxie réactionnaire : associations de parents d’élèves, collectifs anti-vaccination, groupes de « protection de l’enfance » et de lutte contre la pédocriminalité, gilets jaunes de droite, complotistes anti-UE, mouvements new-age de pédagogie alternative, cathos tradis issus de la Manif pour Tous, rebaptisé Syndicat de la Famille.
Avis de tempête pour les agents des bibliothèques
Très rapidement, à partir du 11 octobre, les messageries des mairies et des bibliothèques des communes organisatrices de l’événement sont inondées de dizaines de messages quotidiens plus ou moins agressifs et menaçants, ce dont la presse locale – France Bleu, la NR et TvTours – fait état dès le 15 octobre, avant d’être reprise par des médias nationaux comme 20minutes ou Vibrations ainsi que par la PQR, notamment le Berry Républicain et Ouest France.
Sur le terrain, la situation se tend. Reconquête 37 prend position publiquement via un communiqué de son délégué départemental le 16 octobre puis le groupuscule identitaire tourangeau Des Tours et Des Lys procède à la distribution de tracts à l’Île Bouchard le 18 octobre, veille de la lecture. Tous réclament l’annulation de l’événement et la mise sous pression des organisateurs pour obtenir gain de cause, et tant pis pour les risques que cette meute désormais déchaînée fait courir aux personnels municipaux.
En coulisses, avec le précédent des violences en manifestation lors de certaines Marches des Fiertés à Tours et avec le souvenir encore frais des six attaques du local du Centre LGBTI de Touraine en 2023 par un jeune extrémiste catholique, les associations de défense des droits des minorités sexuelles s’organisent.
C’est d’ailleurs le Centre LGBTI de Touraine qui prend l’initiative de contacter les bibliothèques pour s’assurer que les choses sont sous contrôle. Mais les lignes téléphoniques ayant été suspendues pour faire face au harcèlement, les échanges se font par mail… Le Centre sollicite alors les élus du Conseil Départemental et les tutelles de l’État, via la DDETS et le cabinet du Préfet, qui garantissent rapidement leur soutien et le maintien de l’événement, notamment par l’envoi de gendarmes le jour des lectures pour sécuriser les usagers, personnels et intervenants.
Un proche du dossier commente : « les élus, ainsi que la gendarmerie, n’ont réellement pris au sérieux cette histoire que lorsqu’il y a eu récupération politique. Avant cela, c’était la roue libre. J’avais entendu de sources lointaines qu’ils soutenaient l’événement mais c’est tout. Le vrai soutien est venu de la Bibliothèque Départementale, puis de pas mal de citoyens, quand les bibliothèques ont pris l’initiative d’envoyer “une réponse” aux adhérents pour leur donner des éléments de réflexion et de jugement autre que les tracts qui circulaient ».
Tout est bien qui finit bien ?
Finalement, lors des lectures des 18 et 19 octobre, les forces de l’ordre étaient bien présentes sur place et aucun rassemblement d’opposants n’a été constaté. Les lectures ont été réalisées devant des salles comble et les artistes du collectif Les Paillettes affichaient leur satisfaction.
Toujours est-il que la séquence montre l’hystérisation de ces questions et la structuration de la sphère réactionnaire, y compris pour des événements de petite ampleur en zone rurale. Tout cela étant clairement issu de la matrice de la Manif Pour Tous en 2012, puis d’organisations autonomes plus ou moins farfelues liées au Covid ou au complotisme autour de réseaux « pédo-satanistes », organisations très souples et réactives, utilisant Internet comme caisse de résonance pour atteindre un large auditoire, capable de mobilisations protéiformes et souvent imprévisibles, comme on avait pu aussi le constater au temps des rumeurs autour de l’abécédaire de l’égalité sous François Hollande, avec les journées de retrait de l’école.
Un connaisseur de la situation conclue, se voulant rassurant : « Vous savez, pour tempérer – sans excuser – la non prise au sérieux de la situation par les élus dans un premier temps… Je pense, après en avoir discuté, qu’ils ont tellement l’habitude d’être harcelés au quotidien, qu’ils ne s’inquiètent plus si vite que ça… ». Rassurant ? Vraiment ?