« Sans malice, j’engagerais volontiers les rédacteurs de la prochaine allocution présidentielle sur les ondes ou ceux du discours d’investiture du prochain Premier ministre à la tribune de l’Assemblée, après la formation de son gouvernement, à relire, par exemple, les interventions alternées, à cette même tribune, par lesquelles s’affrontèrent Jean Jaurès et Clemenceau en 1906 »(1).
Par Pierre Allorant, Président du Comité d’Histoire parlementaire et politique
En des temps troublés et suspendus, entre gouvernement sur un fil, extrême droite en embuscade et électeurs frustrés d’un vote très peu pris en considération par un Président en fin de mandat et en panne d’inspiration démocratique, les Rendez-vous de l’Histoire de Blois viennent, comme chaque année, insuffler goût des idées, envie de débattre et de revenir aux sources de notre histoire.
Du Temps des cerises à la douce France meurtrie
Si la Ville est cette fois le thème des multiples rencontres, cartes blanches, performances et conférences de cette semaine, le président de son conseil scientifique publie, en ce début d’automne, une somme considérable autant que stimulante pour tout citoyen : Une République française 1870-1940, chez Bouquins, « la collection ». Selon l’esprit de cette collection classique, avec l’aide avisée de l’éditrice Anne-Rita Mermillod-Crestani, ce beau volume rassemble bien des écrits du grand historien de la France contemporaine, selon un plan clair, en sept tableaux : « phares », « figures », « passions et douleurs », « histoires d’argent », « signes et médias », « interventions et combats », et enfin, last but not least, « théâtre », tant l’on sait la passion de l’auteur pour les arts dramatiques et sa réussite dans le domaine avec « L’un de nous deux », ce dialogue tragique entre les deux hommes d’État captifs politiques de Vichy, à gauche Blum, à droite Georges Mandel, unis dans la dignité de leur refus patriotique et républicain. Il ne manque que « chanson », le talent inventif de l’historien allant jusqu’à ce goût si français de l’écriture du parolier, à l’instar d’Edgar Faure : la période ne nous conduit-elle pas des chants de Déroulède, au lendemain de la débâcle et du « Temps des cerises » de la Commune, à la « Douce France » si cruellement meurtrie de juin et juillet 1940 ? Comme l’avaient titré, il y a un demi-siècle, les compères Michel Winock et Jean-Pierre Azéma, il s’agit bien ici de Naissance et mort de la Troisième République.
Ouvert par une jolie couverture agrémentée du 14 juillet 1880 d’Alfred Roll, exposé au Petit-Palais, cet ouvrage emporte aisément le plaisir du lecteur de découvrir ou de redécouvrir toute une palette bigarrée de textes, d’articles, d’ouvrages, dont la diversité dessine la cohérence et la force, la trace et l’empreinte d’un chemin intellectuel et historiographique depuis 1960, dans la fidélité au maître des historiens du politique, René Rémond, « l’historien dans l’action ». De même, le temps présent a rendu grâce aux mérites de la biographie historique, jadis jetée aux oubliettes, bien que réhabilitée par Lucien Febvre, du destin de Martin Luther à la religion de Rabelais.
Les grands hommes d’État
Mieux encore, Jean-Noël Jeanneney nous convainc de redécouvrir non seulement les grands, les hommes d’État : Gambetta l’opportun, Hugo « l’inspirateur », Ferry, Jaurès, Clemenceau « l’homme libre », Mandel, « l’homme qu’on attendait » et Blum, cet esthète devenu grand serviteur de l’État. Il éclaire aussi, derrière eux, les conducteurs de travaux des fondations de la République parlementaire, un moment décrié comme « bourgeoise », de Louis Andrieux à Albert Thomas, sans oublier l’affectueux portrait du grand-père tant aimé, Jules Jeanneney. Avec une admiration communicative, l’auteur réhabilite le rôle de la qualité de l’art oratoire en politique, instrument de respect du citoyen pris au sérieux dans sa capacité à évaluer l’argumentation des idées et des propositions d’actions, si loin du « beuglant » de certaines séances de l’Assemblée, et encore davantage du flot d’injures et de l’impunité des réseaux sociaux. Bref, l’éloquence au service de la République moderne de Mendès.
Ce beau voyage autour d’une République française en 1344 pages peut s’accomplir avec escales, et par des voies de traverse grâce au précieux index. Un esprit taquin – Jean Zay aurait écrit « guêpin » – commencerait assurément par la fin, de l’usurpation du terme « républicain » par un parti qui s’est naufragé avec son pitoyable petit timonier corsaire, Ciotti, et en poursuivant par un texte qui n’a pas pris une ride : « Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir »… L’histoire du duel, cette autre exception française, fournit un fil conducteur vivant aux riches heures de l’histoire politique française, y compris bien en amont de celle qui fut jusqu’à nos jours « la plus longue des Républiques ».
Un travail pionnier
Puisqu’il faut parfois choisir, on nous pardonnera un faible pour un travail pionnier à la réédition particulièrement bienvenue : celui sur la censure, le contrôle postal aux armées de 1916 à 1918. Pionnières également, et parfois prolongeables en une forme de dystopie, les études sur les relations sulfureuses entre l’argent et les médias, patrons de presse, vénalité et influence politique toxique, mais aussi les conflits d’intérêts des parlementaires avocats d’affaires. Pour ne point « divulgâcher » le plaisir de la lecture, on laissera le grand public curieux découvrir la richesse de l’ouvrage, non au fil de l’épée du duelliste, ni au soir de la pensée, mais en picorant, de « laïcité » à « blasphème », de la célébrissime caricature antidreyfusarde de Caran d’Ache à la naissance de Marie-Claire, symbole de libération des femmes.
Quand la ville dort, quand le soleil n’a plus rendez-vous avec la lune, sonne l’heure de se plonger dans un gros « bouquin(s) » passionnant. En amont de Julien Gracq, en lisant, en écrivant, en dessinant la forme d’une ville, en remontant le fleuve royal, à la faveur d’un vent de galerne, de Saint-Florent-le-Vieil à la Halle-aux-Grains, redécouvrons la jeunesse de ses idées, le talent de ses acteurs et la vitalité de la République parlementaire.
1. Jean-Noël Jeanneney, Une République française 1870-1940, Bouquins, « la collection », 2024, p. IV.