Le film de Soi Cheang, réalisateur hongkongais prolifique, mélange kung-fu et esthétique de jeu vidéo, maléfices traditionnels et puissance de l’argent pour raconter, avec des images incroyables, la fin de la Citadelle, immense bâtiment de Kowloon. Un magnifique voyage dans le temps et un certain espace chinois en train de sombrer.
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Par Bernard Cassat.
La City of Darkness du titre, c’est un immense immeuble, la Citadelle, traitée dans le film comme un décor de jeu vidéo. Un immeuble, une cité, une ville à part entière, ou vivent des familles et des gens ordinaires, mais surtout des bandes, des triades comme disent les Chinois. Un entrelacs de ruelles, d’étages qui s’entassent, d’escaliers, de fils électriques, d’échoppes et d’ordures. L’action du film se passe en 1980, donc avant que Hong Kong soit restitué à la Chine continentale par l’Angleterre. Et cette question revient tout au long de l’histoire. Qui n’est pas toujours très claire, de longs flash-back expliquent les conflits passés entre groupes sans pour autant préciser les personnages. Une ode au Hong Kong d’avant et à son dynamisme cinématographique, surtout dans les films noirs.
Celui de Soi Cheang est sombre, dans une tradition hongkongaise de violence. En dédiant son film à Bruce Lee, Soi met en avant les références au kung-fu qu’il utilise tout au long. Sauts incroyables des combattants, pirouettes magistrales, rapidité des coups, les classiques du genre se retrouvent mélangés là encore aux prouesses des jeux vidéo. Mais avec des acteurs en chair et en os, et un énorme travail d’image sur la table graphique. Tous les artifices des films de kung-fu sont exploités habilement pour organiser des combats insensés réglés au centimètre et à la seconde près. Même si la violence est rendue très présente par le jeu des acteurs, ces chorégraphies ravageuses restent hors de la réalité. On plonge dans un opéra de cours des miracles plus que dans une pseudo-fiction réaliste.
D’autant que les caractères des personnages se précisent. Un peu taillés à la hache, ils ont chacun leurs caractéristiques. Notamment Chan Lok-kwun, le migrant clandestin. Rejeté par une première triade qu’il ne veut pas intégrer, il se réfugie dans la Citadelle et tombe sous la coupe d’autres triades. Une alliance avec trois lieutenants de sous-groupes va le sauver. Ces trois mousquetaires, qui eux aussi sont quatre, iront jusqu’au bout pour détruire l’infâme King au rire sardonique, second de Mr Big (Sammo Hung, grand nom du cinéma d’arts martiaux) qui veut à tout prix contrôler la citadelle. King bénéficie d’une magie protectrice que les trois mousquetaires arriveront à percer. Mais cela ne sauvera pas la citadelle, vouée à la destruction avant que les Chinois ne reprennent possession de Kowloon et d’Hong Kong.
L’histoire de Chan Lok-kwun, qui ne sait pas au départ qui il est, est assez mystérieuse mais sert de pivot à la narration. Car il se révèle être le fils d’un chef de triade autrefois trahi par celui qui contrôle la citadelle aujourd’hui. Cet opéra de quatre sous avec des combats à la place de chansons est aussi pour Soi Cheang un témoignage sur la société chinoise et la ville d’Hong Kong. Pendant le générique final, des artisans et petits commerçants chinois bien réels, dans leurs échoppes d’un autre temps, donnent en quelques images une coloration particulière à tout ce que l’on a vu depuis le début du film.
La Citadelle de Kowloon, c’est aussi le monde chinois en microcosme, un condensé des villes chinoises grouillantes de vie, de combines et de petits métiers. Monde qui disparait, comme Hong Kong période anglaise. Comme la culture traditionnelle. Film de fin d’un monde, The City of Darkness est une vision esthétique et sensible d’une société qui sombre. La sublime image de la citadelle captée en entier comme sur une planche de bd, avec les mousquetaires assis sur une rambarde et qui contemplent ce monde finissant au soleil couchant, donne au film une dimension tragique profondément touchante. Reste la culture du kung-fu, qui peut s’adapter à n’importe quel décor, n’importe quelle époque. Et peut-être passer outre les engeances politiques…
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