« Crépuscule », un monument de cinéma hongrois

Réalisé en 1990, « Crépuscule » n’a pas bénéficié de distribution en France. Carlotta en propose aujourd’hui une version rénovée en salle. Une image incroyablement travaillée, un récit au couteau, des acteurs scrutés en gros plans, une tension continue dans une dilatation temporelle. L’art de György Fehér, le réalisateur ancien assistant de Béla Tarr, éclate avec force dans ce premier film.

Au fin fond de la forêt hongroise. Photo Carlotta



Par Bernard Cassat



Pour son premier long-métrage, György Fehér s’est inspiré du roman policier « La Promesse », écrit par le Suisse Friedrich Dürrenmatt en 1958, également adapté par Sean Penn en 2001 dans « The Pledge ». L’histoire chez Fehér se réduit à quelques éléments narratifs. Mais la structure du film, c’est la mise en scène, un incroyable travail de cinéma avec des images noir et blanc charbonneuses, contrastées, des recadrages dans le cadre, des visages scrutés à la loupe et des paysages de forêts inquiétants.

Au cœur de la Hongrie

György Fehér nous fait rentrer dans son film par un très long travelling avant qui survole un paysage de forêts et de collines. On va au cœur de la Hongrie, dans ces sombres contrées d’histoires et de mythes ancestraux. La bande son, une vibration continue, pourrait faire croire à un bruit de moteur d’avion. On atterrit dans une voiture où deux policiers, dont on ne voit pas le visage mais juste les silhouettes de leurs têtes et de leurs chapeaux, se rendent sous la pluie battante sur la scène de crime, en pleine forêt.

Image qui semble d’un autre temps. D’ailleurs rien ne permet de dater cette histoire, ni les voitures (elles sont vieilles) ni les costumes (ils datent eux aussi). Les petites filles assassinées n’ont pas de réalité à l’image. On ne voit jamais leurs corps, juste des photos peu nettes. On n’est pas sûr d’identifier les personnages. L’un des crimes a eu lieu sous une grande croix, l’autre sous un monument très inquiétant.

Le colporteur, accusé par le village, clame son innocence. Photo Carlotta


La caméra saisit des bribes de rapports humains, tout comme le commissaire qui regarde les déchirements intérieurs par les fenêtres. Ou des portes ouvertes, qui recadrent aussi le regard du spectateur, dessinent un écran dans l’écran. Très vite une histoire de conflit entre deux policiers est en cause. Un « vieux » commissaire qui fait du rab et son remplaçant. Après le suicide d’un colporteur que tout le village accusait mais dont il est persuadé de l’innocence, le commissaire continue à chercher.

Une adorable petite fille qui a vu le géant. Photo Carlotta


À l’école, évidemment. Visages d’enfants graves et figés dans un travelling lent qui revient sur ses pas. Le commissaire, dans le couloir, se cache pour que son jeune collègue ne le voie pas. La profondeur des plans, le granité de l’image, les gris incomparables et la tension des corps créent une image exceptionnelle qui n’a pas besoin de la parole pour agir. Et quand la parole est présente, elle est travaillée. Le commissaire interroge une petite fille qui a vu le géant. La caméra reste sur le jeune visage attachant, avec juste à gauche le bord de celui du commissaire. « Regarde-moi dans les yeux », lui répète-t-il. Plan très serré qui capte avec une intensité rare les expressions de l’enfant.

Des lieux improbables mais très expressionnistes

Toute une partie du récit se passe dans et autour d’une maison perdue en forêt, station service au bord d’une route improbable. Là vit une petite fille qui a reçu des « hérissons », ces chocolats que donne le meurtrier à ses victimes. On est au cœur de la Mittel-Europa, avec son esthétisme très poussé, ses personnages rudes, sa puissance expressionniste, ses lieux improbables, son minimalisme expressionniste. György Fehér filme l’intérieur de l’extérieur, l’extérieur de l’intérieur comme si la caméra, le regard du spectateur donc, ne pouvait pas être dans le même espace que l’objet de l’image. Tension prenante.

Une station essence sur une route improbable. Photo Carlotta


Tension du récit aussi, quand la même petite fille est laissée au milieu d’une clairière enneigée comme appât. S’ensuivra seulement une lutte entre policiers, puis le vieux commissaire qui se laisse déborder par une colère obsessionnelle en secouant la petite fille. Tout cela finira dans une voiture accidentée, celle du meurtrier qui a fui. Et on se retirera de la Hongrie profonde par la même voie qu’à l’arrivée, celle des airs.

Objet sidérant de cinéma, d’une puissance et d’une richesse profonde, « Crépuscule », même 35 ans après sa réalisation, garde toute son importance.

 

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Commentaires

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  1. Assistant de Béla Tarr, peut-être son disciple.
    Quand on a vu “le Tango de Satan”, d’une durée de 7 h 30 (eh oui), on comprend qu’on n’avait rien vu auparavant au cinéma.
    Un chef d’œuvre absolu, total.

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