“La mort n’en saura rien”, sublime offrande avec Jean-Gilles Badaire

Peintre, dessinateur et écrivain dont l’atelier se trouve à Huisseau-sur-Cosson, Jean-Gilles Badaire s’est éteint le 8 novembre 2022. A Orléans, la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier, comme recueillie et plus lumineuse que jamais, accueille depuis ce 3 février une sublime exposition intitulée « La mort n’en saura rien ». Cette deuxième collaboration entre la ville d’Orléans et la galerie Capazza de Nançay qui, pour cette exposition assure le commissariat conjointement avec Cécile Badaire, épouse de l’artiste, est d’une beauté poignante.


Par Jean-Dominique Burtin, p
hotos Valérie Thévenot

« En état d’éveil spirituel, l’être s’abandonne » 

Le titre de l’exposition ? Il s’agit du dernier vers tiré des « Funérailles », un poème extrait du recueil « Le Guetteur mélancolique », de Guillaume Apollinaire. Mais il s’agit surtout du titre d’une exposition d’arts premiers que Jean-Gilles et Cécile Badaire avaient un jour découvert ensemble. Voici ce que nous offre, lumineusement, dans un écrit, Cécile Badaire à propos du dernier grand format, « L’éveil », portrait que réalisa l’artiste : « Le visage se dessine et déjà se fond. En état d’éveil spirituel l’être s’abandonne dans un effacement total de l’ego ».

Laura Capazza Durand au cœur de la collégiale. photo Valérie Thévenot


Pour William Chancerelle, adjoint au maire chargé des affaires culturelles d’Orléans, il s’agit ici, dans un lieu ouvert à l’émergence, de pouvoir aussi rendre hommage à « un artiste majeur qui nous a offert les grandes heures de l’art sur notre territoire et bien au-delà ». 

Jeudi, à la veille du vernissage de cette exposition, les acteurs de cet accrochage, responsables culturels de la cité et galeristes, font montre d’une souriante présence et d’une éloquence limpide et chorale. 

Les cimaises dont la teneur est à découvrir jusqu’au 17 mars, entendent ne pas présenter une exposition chronologique, mais enter dans l’intimité du peintre et de l’homme ; ne pas être une rétrospective avec paysages (comme ce fut le cas en 2004 déjà à Saint-Pierre) mais révéler, dans sa traversée, que la vie est un segment et que l’artiste a une conscience aigüe du présent.

Aux dires justes de chacun, cette exposition entend aussi révéler qu’il y a suffisamment de sourire dans les yeux sombres, que la mort fait partie de la vie et que l’on peut s’efforcer ou tenter de se jouer de cela.

Denis Cappazza Durand et les Anges de Saumery – photo Valérie Thévenot


Jean-Gilles Badaire, auteur d’une peinture tel un hymne à la vie, n’avait de cesse de remonter le moral de ses amis peintres dans le creux de la vague, en les incitant, combattant poétique soucieux de sa finitude, de surtout continuer de travailler. Et les organisateurs de l’exposition de continuer d’évoquer, en harmonie, l’exigence et le courage d’aller jusqu’au bout de la réflexion de celui qui ne refuse pas l’urgence mais invite à chérir le temps qui nous est imparti.

Dans cette exposition, figure le dernier dessin sur la page du dernier carnet de l’artiste. Il est daté, de la main de l’artiste, 1.11.2022. Point d’orgue d’un testament d’amour. Une autre œuvre aux os recroquevillés sur fond rouge nous adresse un « Merci » d’une profondeur de partage émouvant.

« Un rapport à la vie omniprésent »

« Vanités, memento mori, squelettes dansants, chemin de croix ou représentation des anges : le cœur de cette exposition rassemble diverses approches, légères ou plus profondes », expliquent Laura et Denis Capazza Durand. Avant de poursuivre à l’égard des visiteurs : « Deux séries majeures viennent former avec cet ensemble une nouvelle trinité dans la collégiale : les toiles représentant l’Enfance, des autoportraits créés en 2020 pour l’exposition Enfances, à la galerie Capazza, et réalisées à partir de photographies d’époque desquelles le peintre a effacé ses parents défunts. Il s’agit là d’un exercice étonnant, possiblement unique dans l’histoire de l’art. Voici, également, les toutes dernières toiles peintes par l’artiste avant son décès en 2022. Portraits aux titres évocateurs, dernier hommage de l’artiste aux figures et valeurs importantes pour lui. Par ordre chronologique : Ma volonté, Artaud, deux autoportraits, Derrière l’eau du miroir, La femme, L’éveil. Libre à chacune, chacun, de faire la lecture de cet ensemble riche, foisonnant, nourri de lettres et réflexions philosophiques. »

« Une contracture violente », « Une peinture
d’extraction »

Pour accompagner cette lumineuse exposition avec ses merveilleux « Anges de Saumery », avec son chemin de croix ou chemin de fleurs, ses visages d’une douceur fulgurante et inoubliables de fluidité, ses corps vibrant os à os, un fascicule revient sur l’œuvre de l’artiste, sur ses écrits (Dont Les clairières souterraines à paraître chez Fata Morgana). On y découvre ainsi évoqués ses monographies, ses ouvrages illustrés, sa présence dans les collections publiques.

Dans cette dense et précieuse publication accompagnant l’exposition mise gratuitement à disposition, à la fois hommage, œuvre littéraire et leçon d’art et d’âme, nous retrouvons notamment les lignes de Pierre Lecoeur : « Le thème de la mort est central dans le travail de Jean-Gilles Badaire. Une peinture sombre mais non pas morbide, une peinture énergique, vivante, lyrique. Celui dont nous contemplons les yeux absents, celui-là peut-être regarde, dans son temps qui n’est pas le nôtre, qui n’est ni du passé ni du présent, une dimension de la vie que vivre nous fait ignorer. »

A lire encore les lignes de Yannick Marcoyrol à propos de la série d’autoportraits d’enfance réalisés à partir de photographies : « Les lignes restent visibles sous les couleurs, les coups de pinceau appliquant le noir percent la surface colorée. Il y a quelque chose de fascinant dans ces fonds, par la superposition des couches pourtant posées à la hâte, comme des reflets d’eau dans un aquarium perçus à travers le verre dépoli, des drapés déchirés dans un lieu à l’abandon, des coulis de rideaux de théâtre et c’est pourtant tout sauf un décor : c’est l’impulsion d’un rythme, d’un équilibre chromatique qui tient du miracle, grâce à une réduction radicale des éléments de la photo d’origine. » Et Yannick Marcoyrol d’ajouter, plus loin : « L’enfant d’emblée tient du monstre ou, en tout cas, surgit dans une contracture violente qui donne le ton, celui d’une peinture d’extraction ». 

« La peinture finira toujours par s’ouvrir, te rendre quelque chose »

Quant à Frédéric Lemagne, dans ce même opuscule : « La véritable force morale spirituelle de Jean-Gilles, je la trouve enracinée ici, dans la confrontation directe, par le biais du travail créateur, avec le néant, dans le refus de l’anéantissement. Rien ne doit pouvoir s’opposer à la réalisation de l’œuvre en cours. Aucune excuse n’est valable. Combien de fois ai-je entendu Jean-Gilles rappeler à l’un de ses confrères en difficulté s’inquiétant que la pratique de son art vienne à l’abandonner : « Tu travailles ? Il faut travailler tous les jours. Il ne faut pas s’éloigner trop de la pratique de ton art. Une peinture par jour c’est le minimum. La peinture finira toujours par s’ouvrir, te rendre quelque chose. »

A Orléans, en la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier, où s’est un jour tenue jusqu’au début du XIXe siècle la tour des limbes pour les nourrissons défunts, la beauté de l’œuvre de Jean-Gilles répond à la beauté de l’âme des pierres et vice-versa. Aujourd’hui, voici une œuvre d’une poésie bouleversante, poignante et pure, généreuse, magistrale. Il s’agit ici d’une offrande de signes telle une main qui nous prend par les yeux et le cœur si désarmé et reconnaissant. Ici nous avançons à tâtons vers un miroir infini, avec cette reconnaissance éblouie que l’on ressent devant un chemin de vie oscillante, si fragile, si franche et audacieuse, accomplie, vibrante et merveilleuse. 

Le sourire ému de Cécile Badaire

Cécile Badaire, un sourire et un baume – Photo Valérie Thévenot

« Je tiens avant tout à remercier Laura et Denis Capazza Durand pour leur proposition ainsi que la ville d’Orléans qui nous permet d’accueillir cette exposition hors les murs, un an après la disparition de Jean-Gilles.

Belle gageure pour moi que cette invitation, la première exposition d’envergure, et la première non pensée par l’artiste lui-même. Or, qu’il fût l’aboutissement d’un long travail d’habitudes ou de réflexions ou à l’inverse le début d’un travail esthétique radical, chaque nouveau projet initiait pour Jean-Gilles un cercle thématique, une nouvelle rencontre intimement liée au lieu. Toute chose impossible désormais. Il fallait donc faire un choix, qui m’est apparu comme une évidence parmi le fonds existant. Jean-Gilles a cessé de peindre des grands formats en mai 2022, puis il a cessé d’écrire et bientôt de lire. Immobile dans son fauteuil, là dans la bibliothèque, il fut de longs mois, tout entier me semblait-il, à un dialogue inaudible avec la mort qui approchait. Ceux qui connaissaient intimement Jean- Gilles savent que ce dialogue a été permanent. Le 1er novembre 2022, Jean-Gilles dessinait la dernière page de carnet. Les chiffres magiques 1.11.22 y dansent avec son sac d’os. »

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“La Mort n’en saura rien”

Du samedi 3 février au dimanche 17 mars 2024, collégiale Saint-Pierre-le-Puellier, Orléans.

Ouverture du mardi au dimanche, de 14 heures à 18 heures. Fermeture les lundis et jours fériés.

Les auteurs Yannick Marcooyrol et Pierre Lecoeur participeront à une séance de lecture, suivie d’un temps d’échange, en compagnie de Sophie Todescato, responsable de la Librairie Les Temps Modernes, le dimanche 18 février à 15 h 30 en la collégiale. Entrée libre.

Deux articles à retrouver également sur Magcentre :

Peintre et écrivain, Jean-Gilles Badaire n’est plus. Vendredi 11 novembre 2022. 

Orléans : “Memento en vert et bleu” aux Temps Modernes. Mercredi 14 décembre 2022

Commentaires

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  1. Se jouer du fait que la mort fait partie de la vie ou jouer avec la mort qui fait partie de la vie ? .
    Si j’en crois ce que mes yeux ont entendu dans ces créations , pour Jean-Gilles Badaire , c’est un jeu tout naturel.

  2. Une toute petite observation au sujet des “Anges de Saumery”…
    Pendant plus sept ans, tous les mercredis matins,à partir de 2004, je voisinais cette grande toile de Jean Gilles dans l’Orangerie du château de Saumery, lieu de la Clinique, où j’animais un cours de sculpture avec les patients…
    Je l’ai vu donc des centaines de fois, éclairée en lumière naturelle, il n’y avait aucun éclairage à l’orangerie que la lumière du ciel, et du soleil, quand il était au rendez-vous…
    Les Anges, accrochés sur le mur du fond,face à l’entrée ne recevaient jamais la lumière du soleil…
    Je dois avouer que j’ai été très surpris de l’éclairage puissant qui a été choisi pour cette immense toile, que j’ai toujours vue plus sombre, les ocres et les bruns bien plus affirmés, alors que les watts écrasent un peu cette puissante et apaisante…
    Tout ceci n’est qu’une perception personnelle, s’appuyant sur une vision répétée des centaines de fois, semaine après semaine, mais il serait peut-être intéressant d’éteindre les lumières de temps en temps pour autrement rencontrer ces Anges de Saumery , dont on ne se lasse pas…

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