Notre chroniqueur a reçu un mail en mars dernier d’une militante du droit des femmes qui l’a conduit à s’intéresser à l’histoire des pratiques de l’avortement au CHU de Tours dans les années 1970. Au-delà de la question du nom d’un bâtiment hospitalier, Joséphine nous livre ici le produit d’une enquête militante, dont l’actualité reste très présente et dont on pourra lire l’intégralité sur son blog.
Par Joséphine
Mail d’une militante des droits des femmes dans les années 1970 à Tours/reçu sur ma boîte mail en mars 2023.
« J’ai découvert il y a peu qu’à l’hôpital Bretonneau de Tours, le bâtiment qui regroupe les services de gynécologie-obstétrique, la maternité et le centre d’orthogénie avait été baptisé Olympe de Gouges.
Olympe de Gouges rédigea en prenant pour modèle la Déclaration des droits de l’homme, une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en 1791. Elle publia cette déclaration dans une brochure qu’elle adressa à la reine Marie-Antoinette. Cette déclaration est le premier document à évoquer l’égalité juridique et légale des femmes par rapport aux hommes. Cette déclaration resta à l’état de projet, elle ne rencontra pas de soutien favorable des députés. Olympe de Gouges fut ensuite guillotinée en 1793 pour ses prises de positions contre Robespierre qu’elle soupçonnait de dérive autoritaire.
Quelle n’a pas été ma stupéfaction, voir ma colère de découvrir qu’une salle de conférence dans ce bâtiment portait le nom de Jean-Henri Soutoul. Soutoul, gynécologue-accoucheur et chef du service gynécologie et obstétrique à l’hôpital Bretonneau au moment du passage de la loi Veil en 1975 était notoirement et publiquement contre le libre droit à l’avortement.
Son engagement a fait subir aux femmes qui avortaient en 1975 des souffrances terribles, j’en sais quelque chose. Malgré la loi, on était « triées », il fallait obtenir le droit à l’IVG en passant devant une personne qui se faisait juge d’accepter ou pas votre choix. Soutoul interdisait que les médecins qui avortaient aient recours à des anesthésistes pour que ceux-ci soulagent localement les femmes. Il refusait que les accouchements aient lieu dans les locaux de l’hôpital, il fit aménager des préfabriqués dans la cour, espaces rudimentaires où les patientes se mêlaient aux maris, conjoints ou amis de celles-ci, dans une grande promiscuité, sans pudeur ni respect. Soutoul avait nommé dans ce « service » des personnels soignants qui militaient aussi contre l’avortement. Soutoul et ses soignants humiliaient les femmes. Pour ma part, je n’avais que 20 ans en 1975, je prenais la pilule Diane, médicament contre l’acné sorti d’un laboratoire américain qui avait donné des résultats contraceptifs à certaines femmes. Je n’étais pas prête à être mère dans ces années 1970 où les femmes manifestaient pour leurs libertés. Il fallut que je fasse le chantage que si je devais accoucher de cet enfant, il irait remplir les locaux de la DDASS. Les soignants qui procédaient aux avortements étaient rabaissés systématiquement au rang « d’avorteurs » par Soutoul dans de nombreux articles, interviews et bouquins. Ces soignants ont été insultés, traînés dans la boue. Ceux-ci déposèrent d’ailleurs plainte contre lui pour diffamation fin 1979.
Je pense donc qu’il faut que la salle portant le nom de JH Soutoul soit débaptisée. Pour la liberté des femmes et le respect de leurs droits. Pour la défense de ses soignants et leurs ami-e-s qui ont pris des risques énormes, avant l’arrivée de la loi Veil, en se battant et en créant le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception (MLAC) en 1973 dans le but de légaliser l’IVG. Pour celles et ceux qui ont pris en charge et avorté clandestinement des femmes ».
L’enquête
C’est un drôle de truc que je propose dans cette enquête. Il s’agit davantage d’une sorte de documentaire compilant tout un tas de sources brutes et de témoignages collectés depuis des mois, en écho à la revendication de cette femme dans son mail. Est-ce qu’il faut, oui ou non débaptiser cette salle Jean-Henri Soutoul au CHRU de Tours ? La question semble comme ça anecdotique, un peu périmée ou suspecte de vouloir couper en quatre des cheveux désormais grisonnants. Mais en fait, avec les remises en cause du droit à l’avortement aux Etats-Unis ou en Pologne, avec le discours récent d’Emmanuel Macron sur le « réarmement démographique » ou avec les exemples récurrents des campagnes de comm’ orchestrées par des groupes anti-avortement puissants, les luttes politiques autour du corps des femmes restent omniprésentes.
Déjà, la question est symbolique. Baptiser une salle d’après un médecin et chef de service qui a publiquement incarné et revendiqué à tel point un positionnement politique est loin d’être neutre. Bien sûr, c’est d’abord un hommage à une expertise scientifique, mais on peut aussi penser qu’il y a un autre objectif, plus idéologique, probablement issu d’un rapport de force à l’intérieur même de l’hôpital, l’avortement ayant animé à Tours de profondes controverses entre médecins, gynécologues et obstétriciens dans les années 1970. D’ailleurs, impossible de savoir qui a choisi, quand et par quelle procédure le nom du professeur Soutoul pour baptiser une salle de l’Hôpital, fait assez rare, la plupart des espaces du CHRU étant désignés par une lettre et un chiffre. Personne ne se souvient, personne n’est au courant.
La question est aussi de toute évidence politique et particulièrement clivante. Les femmes ayant voulu avorter au premier semestre 1975 se rappellent bien de Soutoul, de ce qu’il représentait, de la commission de tri, de l’avortement sans anesthésie, du sentiment humiliant de quémander un droit. Des anciens collègues et certains des disciples de Soutoul sont déjà sur la défensive, considérant que ce nom de salle ne regarde pas les simples « civils » et que l’homme, grand expert de la gynécologie, mérite encore aujourd’hui un hommage, point final. Les anciens militants du MLAC analysent la situation comme la célébration d’un porte-parole de la restriction du droit à l’avortement, d’un mandarin sûr de lui, d’un homme de droite, catholique, nataliste et paternaliste. Et les conservateurs, de leur côté, liront probablement dans cet article une inacceptable émanation de la cancel-culture qui se propose d’effacer purement et simplement le passé, une expression du wokisme dans sa tendance féminazie qui fait tant de mal au vivre-ensemble.
Plus profondément encore, la posture des médecins face à l’avortement révèle leur difficulté à penser leur place dans la société. On mesure mal à quel point l’IVG a vraiment chamboulé la corporation : il met le corps médical dans la situation de répondre grâce à son expertise scientifique et technique à la demande des patientes et de se subordonner à la volonté et au libre-choix des femmes. En fait, l’avortement inverse le rapport habituel qui place les médecins en êtres tout-puissants et surplombants, eux qui ont le pouvoir et le savoir de diagnostiquer les maladies et de les guérir, renvoyant le patient à une position d’infériorité passive, subissant en quelque sorte le soin sans le comprendre ni le contrôler, devenu presque illégitime dans son propre corps.
Le nom de cette salle interroge aussi sur le statut de l’hôpital : est-ce un lieu ouvert où s’appliquent les politiques publiques de santé, une maison commune du soin ? Ou est-ce la chose des médecins, des experts et des techniciens, qui reçoivent pleine et entière délégation de pouvoir de la part de la société qui ensuite, n’a plus qu’à se taire, regardant de loin et avec un respect craintif et obséquieux les blouses blanches ? Autrement dit, qui est le plus légitime pour choisir les noms et les symboles qui parsèment l’hôpital public ? Nous, ou alors les professionnels de la profession ?
Comme la réponse n’est pas si évidente, je propose aux lectrices et lecteurs de se faire leur propre idée, en parcourant ce recueil qui compte des témoignages, des articles de presse, des décisions de justice, des textes de loi et des prises de position publiques – dont bien sûr celles de Soutoul – exhumées des archives papier. Ce sera aussi une salutaire piqûre de rappel sur la complexité et la difficulté de la mise en œuvre de la loi Veil, célébrée aujourd’hui – même par le RN – comme un progrès inscrit dans le sens de l’Histoire.
Sollicitée, la direction du CHRU, conforme à son habitude de refus de toute immixtion dans ce qu’elle considère être son domaine réservé, n’a pas souhaité donner suite. Mais en off, un peu gênée, elle a laissé entendre que si des femmes ayant vécu dans leur chair ce fameux premier semestre 1975 étaient choquées par le nom de cette salle, elles pourraient saisir le conseil d’administration de l’hôpital pour la faire débaptiser. Dont acte.
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https://josephinekalache.com/2024/01/23/conflit-des-memoires-de-lavortement-a-tours-faut-il-debaptiser-la-salle-soutoul-au-chru-de-tours/?