« Fremont », étrange film sur les étrangers

Fremont, tout au fond de la baie de San Francisco, a une longue histoire avec les étrangers. C’est là que Babak Jalali, scénariste, monteur et réalisateur iranien, situe son 4e long métrage. Très beau portrait de son héroïne Donya, ce jeu de construction cinématographique maitrise ses choix jusqu’au bout. Un très grand plaisir d’images, d’humour et de vérités primordiales.

Par Bernard Cassat

Anaita Wali Zada dans le rôle de Donya. Photo trigon-filmorg


Dans un centre d’hébergement pour étrangers, que le ton et l’esthétique choisis par le réalisateur présentent comme une sorte de motel un peu vintage, vit Donya, une ex-traductrice afghane qui travaillait pour les Américains jusqu’à la prise de pouvoir par les Talibans. Emmenée aux USA par le dernier avion de Kaboul, elle vit là depuis moins d’un an. Avec d’autres réfugiés afghans. Entre eux, ils parlent leur langue. Elle travaille dans une fabrique de biscuits, entreprise familiale tenue par un Chinois, la Handmade Fortune Cookies Inc. Quelques employées seulement, dont une femme chinoise un peu âgée qui écrit des sentences enroulées dans les paquets de cookies.

Dans ce cadre net et précis, Babak Jalali construit des images qui laissent le temps au spectateur de les parcourir. Des plans fixes avec peu de mouvements intérieurs. Des visages face caméra, qui nous regardent au plus profond. Et qui en quelques mots nous racontent leur étrangeté. Car ils sont tous étrangers.

Gregg Turkington en psychiatre. Photo Trigon-film.org


Sauf un psychiatre, qui lui est blanc américain, mais étrange. Par un programme de soutien gouvernemental aux traumatisés de guerres, Donya arrive dans son bureau. Mais elle n’a pas respecté le protocole. L’explication d’une logique implacable du psy qui ne veut pas défavoriser d’autres postulants est très représentative de la méthode et de l’esthétique de Babak Jalali. Cet homme s’enferre dans des arguments logiques et justes, face à la caméra qui ne rate pas un de ses tics nerveux. Mais petit à petit l’armure cède et son caractère profond prend le dessus. Gregg Turkington dans ce rôle de psy est absolument incroyable. Cette histoire de petites phrases glissées dans les biscuits lui plaît tellement qu’il part à la recherche du meilleur haïku possible, faisant en l’occurrence le travail de sa « patiente » Donya. C’est un peu la cure à l’envers, le psy qui s’exprime grâce à sa patiente. Et qui lui raconte sa passion pour Croc-Blanc, le roman de Jack London. Chien ou loup, quel est son héritage ? Question d’Œdipe. Les images sont évidemment à la hauteur de cet enjeu.

Tout à Fremont est du même ordre. Le soudain abandon de l’employée qui écrivait les petites phrases propulse Donya à ce rôle. Un discours du patron chinois qui lui explique ce que doivent être ces phrases, intelligentes mais pas trop, mystérieuses mais pas trop, amusantes mais en même temps sérieuses, positives sans être bêtifiantes est un condensé de ce que doit être un immigré intégré. Le centre et l’équilibre. Lui-même est de la troisième génération. Même s’il parle toujours chinois avec son acariâtre femme.

Donya et son patron. Photo Trigon-film.org


Fremont est un film monde. Le patron d’ailleurs pose sur le bureau de Donya une mappemonde qu’il fait tourner dans une séquence hypnotique. Film monde, mais monde à part en même temps. Monde de cinéma. Plein de son histoire, des prédécesseurs comme Hal Hartley ou Jim Jarmusch, plein de l’amour de la photographie soignée, du montage ciselé, de personnages décalés. Avec une bande son elle aussi travaillée avec précision, toujours en accord avec l’image. Comme cette magnifique ballade que chante en karaoké privé l’amie de Donya, Joanna, interprétée par Hilda Schmelling, biscuitière tatouée et percée qui cherche l’âme sœur dans d’incessants speed dating.

Donya avec Daniel le garagiste (Jeremy Allen White). Photo Trigon-film.org


Fremont, c’est un magnifique jeu de construction de cinéma qui emmène loin dans sa propre histoire, tenant jusqu’au bout le mystère de la narration pour atteindre au final cette image sublime, un fauteuil sous un arbre dans un paysage d’arrière garage qui peut devenir un home accueillant, heureux. Avec l’incroyable Daniel, soit Jeremy Allen White, en tenancier de l’endroit. Le loup blanc est devenu un daim de jardin, blanc lui aussi. Donya aurait-elle réussi son intégration ?

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