Au moment où le Conseil départemental du Loiret déploie sa Route des Illustres, un collectif de passionnés d’histoire de Courtenay tente de sauver la petite maison de vignes qui a appartenu à Aristide Bruant. Ils aimeraient la restaurer afin d’en faire un musée dédié à la mémoire du plus célèbre des chansonniers de la Belle Époque.
Par Izabel Tognarelli
Aristide Bruant, c’est un peu Logan Roy, le patriarche de la série Succession, qui passe son temps à engueuler son entourage, avec un génie certain de l’insulte. Brian Cox, l’acteur qui incarne cet orageux personnage, confiait récemment qu’il était surpris, « dans la vraie vie », d’être confronté aux admirateurs qui, le reconnaissant dans la rue, lui demandaient de les abreuver d’une bordée d’injures. Aristide Bruant s’était de même aperçu que son public ne se montrait nullement incommodé par ses mauvaises manières, par cette façon qu’il avait de les rudoyer, de les malmener, de les mettre à la porte une fois que l’heure de fermeture de son cabaret avait sonné. La bourgeoisie parisienne venait s’encanailler au Mirliton, et Bruant jouait de leur masochisme, dans un rôle qui n’était pas de composition.
Un enfant de bonne famille
Ce tempérament, bien sûr, trouve ses racines dans l’enfance, qu’il passa à Courtenay, à l’extrémité Est du Loiret, là où les paysages de la région Centre-Val de Loire commencent à laisser place à ceux, plus vallonnés, de la Bourgogne.
Aristide est né dans une bonne famille : sa mère était issue d’une famille de drapiers curtiniens. Son grand-père, notaire, avait été maire de Chantecoq (petit village voisin) tandis que son père était clerc de notaire. Oui, mais voilà, c’est là que le bât blesse : son père, escroc ou pseudo-homme d’affaires fort peu inspiré, a « placé » l’argent de ses clients, et celui-ci s’est envolé. Voilà comment la famille Bruand – avec un « d » à l’époque – a été contrainte de quitter Courtenay « à la cloche de bois », alors que
jusque-là, leur nom était honorable et estimé.
Ainsi le jeune Aristide, élève brillant, doué en latin, lettré, se retrouve embauché comme saute-ruisseau chez un notaire parisien. Il ne verra jamais la couleur de l’argent qu’il gagne : son père, réfugié dans l’alcool, lui prend, pour faire vivre la famille.
Premiers contacts avec la misère
A Paris, les Bruand enchaînent les déménagements. De quartier en quartier, Aristide prend connaissance d’une misère à laquelle il n’avait pas été confronté jusque-là, dans sa campagne curtinienne. Car Paris se remet de la Commune. L’insurrection – et surtout sa répression – a laissé des tas d’enfants orphelins. La capitale grouille de laissés-pour-compte auxquels Aristide, en tant que coursier, doit parfois porter les avis d’expulsion, une situation qui fait cruellement écho à ce qu’il a vécu.
Aristide Bruant est touché par cette misère, touché par la détresse humaine, et c’est ce qu’il chantera le mieux dans son répertoire, dans cette langue argotique de « titi parisien », seul en scène, avec son feutre à large bord, son écharpe rouge et sa cape noire immortalisés par Toulouse-Lautrec. Campé dans ses bottes, il a des airs de marchand de bestiaux.
Le retour de l’enfant prodigue
Aristide Bruant a pris le contrepied de son père : en affaire, il a fait preuve de beaucoup de discernement. Des airs comme Nini peau d’chien, resté dans les mémoires malgré les générations qui passent, lui ont rapporté beaucoup d’argent, des cachets, des droits d’auteur, à une époque où la condition des artistes était rude. Ainsi revient-il à Courtenay où il achète des hectares de terre, une grande maison bourgeoise – qualifiée de château – un moulin et… une petite maison de vignes. Il peut alors reprendre sa vie au bord de la Cléry, poser des collets, chasser, comme on faisait à cette époque-là.
A Paris, avec ses deux chiens dont il ne se séparait jamais, Aristide Bruant faisait figure de maquignon chez les baladins. A Courtenay, il sera baladin chez les maquignons : il détonne, on le regarde de travers. Il promène dans son sillage le souvenir des affaires troubles de son père, « la mauvaise réputation ». Pour ne rien arranger, il a tôt fait de sortir le fusil pour peu qu’on mette un pied sur ses propriétés. Et pour terminer ce portrait que d’aucuns qualifieront de « nuancé », il faut rappeler l’antisémitisme d’Aristide Bruant. Il s’est même « payé » Émile Zola dans une chanson à la rengaine poussive. Ne perdons pas de vue que la population, dans sa très grande majorité, était anti-dreyfusarde ; il a fallu du temps, et l’engagement de gens très courageux, pour en sortir.
Une personnalité comme celle de cet héritier de François Villon ne saurait se limiter à ses travers. Sa préface à Dans la rue, le recueil qui réunit la quasi intégralité de ses chansons, révèle une plume sensible. Un an avant son décès, sa description de sa campagne gâtinaise qu’il chérit tant rappelle la délicatesse de Maurice Genevoix quand il évoque les bords de Loire et la Sologne. Les chansons de Bruant sont le témoignage d’une époque que l’on qualifie de « belle » car elle n’avait pas encore fait connaissance avec la guerre à échelle industrielle. Toute médaille a son revers et dans ce Paris d’avant-guerre, gangrené par la misère, les invisibles avaient trouvé leur porte-voix en Aristide Bruant.
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