[Tribune de Patrick Communal]
Il y a quelques années, une amie, d’origine marocaine, issue d’une famille pauvre, mais devenue chez nous une technicienne de haut niveau au sein d’une grande entreprise nationale, m’avait appelé pour me dire qu’elle s’était vu proposer, à son choix, deux offres de mutation professionnelle, l’une à Orléans, l’autre à Toulouse. Je lui avais répondu que cela m’aurait fait extrêmement plaisir de la voir déménager à Orléans, d’autant que le siège local de son entreprise était proche de mon domicile, ce qui nous aurait offert l’opportunité de prendre régulièrement un café ensemble ou de déjeuner chez moi mais qu’en dépit de cette perspective, je lui recommandais de choisir Toulouse parce qu’ici, sans doute plus qu’ailleurs, si elle ne ferait en aucune façon l’objet de remarques ouvertement désobligeantes, on est trop policé pour cela, elle comprendrait très rapidement qu’elle n’était pas des nôtres : des regards qui vous scrutent de bas en haut pour se poser sur tel ou tel détail vestimentaire, des observations périphériques sur son travail, des rumeurs, des ragots qu’on finirait par lui rapporter avec gourmandise… J’avais conclu d’une formulation volontairement provocatrice : à Orléans, il faut dix ans pour que les portes s’ouvrent, et souvent on découvre que ça ne valait pas la peine d’attendre. Cette ville est un tissage de réseaux et d’entre-soi, sous l’emprise d’une petite bourgeoisie souvent mesquine qui aurait pu inspirer Chabrol.
Abdelkader Damani présente l’exposition La tendresse subversive, volet orléanais de la biennale féministe de Vierzon. Photo Sophie Deschamps
Si en 2015, j’avais connu Abdelkader Damani, candidat à la direction du FRAC Centre Val de Loire, qu’il avait été mon ami, je lui aurais sans doute prodigué le même conseil. On n’aime pas voir ses amis malheureux…
A cette date, l’activité du FRAC est intimement liée à l’organisation d’ArchiLab, une manifestation créée en 1999 et qui s’affiche comme le laboratoire des recherches les plus avancées en matière d’architecture ; les collections constituées au sein de l’établissement culturel et ses publications sont totalement en phase avec une orientation impulsée par sa directrice Marie-Ange Brayer, et Frédéric Migayrou, conseiller aux arts plastiques à la direction régionale des affaires culturelles (DRAC). On vient de loin pour participer à ArchiLab, de Paris mais aussi d’autres capitales européennes, le gratin de l’architecture dans son mode le plus élitiste vient y jargonner, ces visites de prestige flattent les élus, mais les habitants de la Région Centre boudent le lieu. Ils n’y sont sans doute pas les bienvenus. La communication du FRAC emploie volontiers un langage ésotérique. A l’origine, ce terme d’ésotérisme ne désigne-t-il pas l’ensemble des enseignements secrets réservés à des initiés ? Ce n’est pas exactement la vocation des FRAC, qui constituent depuis 2017 un label du ministère de la Culture, dont la mission est plutôt de favoriser l’accès de tous à l’art contemporain. Marie Ange Brayer sera finalement remerciée.
Il faudra tenir trois jurys pour recruter Abdelkader Damani. Le premier échec tient à un conflit d’intérêts, quand la candidate retenue s’avère être la compagne d’un membre du jury, conseiller à la DRAC qui avait omis de mentionner ce lien familial. La seconde candidate s’avère être proche de Marie Ange Brayer et partage ses orientations. C’est cette fois François Bonneau qui s’oppose à ce recrutement. Le jury est alors amené à solliciter un prestataire extérieur. Abdelkader Damani est auditionné à trois reprises et pour finir par François Bonneau qui lui fait part de ses orientations : l’échelle du FRAC est celle de la Région Centre Val de Loire, un effort de vulgarisation de l’art contemporain doit être développé, ce qu’en d’autres termes, les professionnels appellent la médiation culturelle, il faut travailler avec les acteurs locaux. Abdelkader Damani s’estime en phase avec ces orientations, il le dit à François Bonneau en précisant qu’en contrepartie, sa liberté de création et de programmation n’est pas négociable. Le président de la Région lui donne son accord sur ce point.
Le nouveau directeur du FRAC analyse l’orientation de l’établissement à son arrivée. La collection des œuvres s’est constituée sur l’idée dominante d’un progressisme techniciste, ce qui sous-tend une orientation philosophique positiviste ; elle est européo-centrée, une dérive qui consiste à accorder une place centrale aux cultures et valeurs européennes aux dépens des autres cultures jugées d’un rang inférieur ; elle est aussi masculiniste. Damani propose une approche anthropologique de l’art contemporain qui dépasse cette absence d’ouverture au monde pour prendre en compte la production de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique latine, avec notamment pour enjeu de déconstruire certaines idées selon lesquelles il n’y aurait pas eu de radicalité culturelle en Afrique ou que les femmes n’y auraient rien produit.
Il va aussi mettre un terme à un autre conflit d’intérêts quand il découvre que toutes les publications du FRAC sont confiées à une maison d’édition orléanaise dont le responsable s’avère être le demi-frère d’un conseiller de la DRAC qui intervenait activement au sein de l’établissement.
Cette rupture radicale avec l’orientation jusque-là donnée au FRAC, le coup de pied dans la fourmilière, causent des aigreurs au sein d’une partie du personnel attaché de longue date à la ligne de Marie-Ange Brayer et de Frédéric Migayrou, certains s’en vont, d’autres demeurent mais critiquent discrètement, au sein de leurs réseaux, ce nouveau directeur qui ne leur ressemble pas, tranchant avec le profil habituel des acteurs de l’architecture contemporaine, conscients de leur rang social et de leur appartenance à une élite intellectuelle. Il est issu d’une famille algérienne pauvre, il s’est exilé chez nous pendant la décennie noire, débarquant avec 150 francs en poche. Il a accompli le parcours du combattant que connaissent tous les réfugiés. Son diplôme d’architecte, ses études d’histoire de l’art et de philosophie à l’Université de Lyon, son cursus professionnel réussi en France peinent à effacer la tache originelle, il n’est pas un adepte des codes de la communication culturelle feutrée, il n’euphémise pas, il ne dénigre pas les gens dans leur dos, il est direct, peut se montrer colérique lorsqu’il se heurte au mensonge ou à l’injustice. C’est un homme de conviction qui ne transige pas avec les enjeux de la mission qui lui a été confiée.
Si vous ne connaissez pas le FRAC d’Orléans, allez faire un tour sur son site web, l’équipe rédactionnelle de Magcentre ne me laisse pas une place suffisante pour exposer ici le contenu des expositions qui ont été organisées depuis 2015, elles sont absolument géniales, une heureuse synthèse des orientations données par François Bonneau et des axes d’ouverture anthropologique aux cultures d’ici et de là-bas, au féminisme, voulus par Abdelkader Damani. Le bilan est à la hauteur, son contenu n’est pas contesté, en 2022, le FRAC est présent dans les territoires ruraux, chez les acteurs de terrain, écoles, maisons d’animation, EHPAD, dans les quartiers populaires, 22 000 personnes ont eu, l’an dernier, des contacts avec l’institution et il suffit d’observer le public qui s’y présente, pour noter qu’il vient souvent des quartiers populaires. Le FRAC Centre Val de Loire nous ouvre grandes les portes de l’art contemporain et la gratuité est totale.
De 2015 à 2022, Abdelkader Damani poursuit son cheminement artistique, il se heurte ici et là, à quelques sinistres cabales, chausses trappes et autres petites calomnies mesquines, mais son bilan fait l’objet d’une approbation unanime du Conseil d’administration et son contrat est reconduit dans les mêmes conditions et signé le 4 mai 2021 par la présidente de l’établissement Mélanie Fortier. En 2016, le FRAC, alors simple association loi de 1901 change de statut pour devenir un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Dans les EPIC, l’essentiel des pouvoirs est dévolu au directeur, il détient le pouvoir de nomination des personnels, exerce le pouvoir disciplinaire, ordonnance les dépenses et les recettes et, dans le cas particulier du FRAC, assure la direction artistique. Le directeur n’est pas placé sous l’autorité hiérarchique de la présidence qui n’interfère pas dans le fonctionnement de l’établissement. Le rôle de la présidence d’un EPIC s’apparente à celui du président du conseil de surveillance d’une société privée, elle nomme et révoque le directeur et dirige le conseil d’administration qui vote le budget et approuve les orientations pluriannuelles de travail, prend connaissance des bilans d’activité. La présidence n’a pas d’autorité directe sur les personnels de l’établissement. Le couple président-directeur repose sur un équilibre parfois délicat qui présuppose une bonne entente entre les deux titulaires du poste. Les choses se passent assez bien avec Mélanie Fortier, élue du Conseil régional, les relations sont également convenables avec le maire d’Orléans, Olivier Carré qui manifeste une bonne ouverture d’esprit et un sens du dialogue. Mais Mélanie Fortier n’est pas retenue sur la liste de François Bonneau aux élections régionales, la présidence du FRAC est confiée à la socialiste Carole Cannette par ailleurs élue maire de Fleury les Aubrais et Serge Grouard bat Olivier Carré aux élections municipales d’Orléans. On imagine volontiers, connaissant les orientations idéologiques de Serge Grouard qui eut son rond de serviette sur les plateaux télé de CNews, que la production artistique du FRAC ne sera pas sa tasse de thé. Abdelkader Damani indique qu’il ne parvient pas à établir un dialogue, ni même à obtenir un rendez-vous. Pour autant, Carole Canette le presse de se « réconcilier » avec le maire d’Orléans.
Nous savons aujourd’hui que Madame Canette veut la peau d’Abdelkader Damani et qu’elle est prête à utiliser à cette fin toutes les vieilles ficelles qu’on affectionne dans les univers politico-bureaucratiques où elle évolue de longue date. Ce n’est pas très éthique mais ça peut s’avérer efficace si on accepte le degré de cynisme et de violence que la démarche implique.
Au-delà d’un mode de communication assez direct de l’intéressé quand l’essentiel lui parait en jeu, et qui ont pu heurter une élue locale attachée aux représentations rituelles du pouvoir et aux formes de soumission non moins rituelles qu’elle peut en attendre, la cause majeure de la confrontation d’Abdelkader Damani et de Carole Canette, l’étincelle qui va mettre le feu à leurs rapports assez distendus puisque la Présidente ne vient pas au FRAC, et convoque habituellement son directeur dans ses bureaux du Conseil régional, entourée d’un aréopage de chefs de service, c’est le refus du directeur du FRAC de signer le contrat pluriannuel d’objectifs 2022/2024. Il propose, dans un mail adressé à Carole Canette et aux chefs de services concernés de l’Etat (DRAC et SGAR) un certain nombre d’amendements au projet qui ne garantit pas, en l’état, la pérennité de certains financements qu’il estime essentiels à la survie du FRAC, et s’interroge sur la position de la Ville d’Orléans dont la participation financière virtuelle fait l’objet d’un texte laconique ainsi libellé : «La participation de la Ville restera conditionnée à la présentation de projets qui remporteront son adhésion, et feront échos aux objectifs fixés, en particulier sur l’ouverture aux publics les plus diversifiés. » Cette position vaut, de fait, refus de financement et placement sous tutelle de la production artistique du FRAC.
L’élue socialiste convoque le directeur du FRAC dans les bureaux du Conseil régional et lui exprime son courroux quant à la forme de cette communication par courrier électronique. Elle va dès lors mettre en place une stratégie dont l’objectif évident est d’obtenir du conseil d’administration la révocation d’Abdelkader Damani. Mais c’est une affaire compliquée quand on se heurte à un bilan plutôt élogieux. Dans un premier temps, elle prend contact avec d’anciens salariés pour tenter d’obtenir des informations qui lui permettraient de monter un dossier à charge. Il semble qu’elle n’y parvienne pas, elle pourrait également s’appuyer sur un chef de service du FRAC, récemment recruté et qui ne cesse de dénigrer son directeur auprès de ses collaborateurs. L’intéressé fait par ailleurs l’objet d’un signalement pour harcèlement de la part d’une salariée et on nous rapporte qu’il affectionne les blagues au second degré d’un goût douteux dont la répétition finit par le faire choir dans un premier degré en définitive assez sordide. La fiabilité d’un tel personnage s’avère assez fragile quand il s’agit de faire tomber Abdelkader Damani. Carole Canette décide alors de lancer une enquête administrative interne qui lui permettra peut-être d’établir une liste de griefs pouvant justifier la révocation. Elle fait délibérer le Conseil d’administration, mais la délibération adoptée ne précise pas que l’enquête sera confiée à un cabinet d’avocats d’affaires qui œuvre en d’autres circonstances au service… du Conseil régional. L’auteur de ces lignes est bien placé pour savoir que la qualité première d’un avocat n’est pas l’objectivité. De surcroît lorsqu’il s’agit d’un prestataire de celui ou celle qui passe la commande. Nous ignorons, si les règles propres à la commande publique ont été respectées dans cette affaire puisqu’aucune délibération ne semble avoir été adoptée en ce sens par le Conseil d’administration du FRAC.
Carole Canette convoque dans un délai de 24 heures Abdelkader Damani pour lui signifier sa suspension à titre conservatoire, le motif invoqué est une altercation verbale avec le chef de service administratif évoqué ci-dessus et Abelkader Damani ne nie pas s’être engueulé, non sans solides raisons pour cela avec ce personnage. En droit commun, la suspension d’un dirigeant ou même d’un simple salarié se fonde sur une faute très grave rendant la présence de l’intéressé incompatible avec le fonctionnement de l’Entreprise. Le Directeur du FRAC est interdit de présence dans ses locaux et se voit également privé d’accès à son réseau informatique. Parallèlement, la présidente fait savoir au personnel qu’il devra répondre aux questions de l’avocat missionné pour cette enquête administrative, que les réponses demeureront confidentielles sauf si elles doivent donner lieu à une procédure juridique. Abdelkader Damani ne pourra donc pas être présent au vernissage de l’exposition de ce jeudi au FRAC, « les ailes du désir » dont il est pourtant le commissaire et l’auteur, il se voit en ce sens privé des droits moraux attachés normalement à la propriété intellectuelle de l’œuvre artistique. Nous avons la conviction qu’il n’a rien fait pour mériter un tel traitement même s’il a pu heurter la susceptibilité de Carole Canette et peut être compromis le deal qu’elle pourrait passer avec Serge Grouard.
Le courage, disait Jean Jaurès, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
La balle est aujourd’hui dans le camp de François Bonneau, il devra trancher entre son attachement à la vérité et à la justice, quitte à devoir infliger une blessure d’amour propre à une élu socialiste qui a acquis un poids politique important depuis son élection à la mairie de Fleury les Aubrais ; c’est aussi affaire de courage.