« La Vie invisible » était programmée les 28 février et 1er mars par le CDN d’Orléans, spectacle produit par le CDN de Valence dans la Drôme dont on nous dira en intro qu’il s’agit d’un très beau département, ce dont on ne doute pas.
Par Bernard Thinat
Thierry Sabatier est aveugle depuis l’âge de 16 ans, conséquence d’une maladie évolutive. Il était sur le plateau de la salle Barrault au théâtre d’Orléans durant deux soirées, pour nous dire sa rencontre avec le monde théâtral, et surtout le souvenir qu’il a conservé, déjà aveugle, d’une pièce qu’il a entendue et décrite par sa maman à ses côtés, dont il ne se souvient ni du titre, ni de son auteur, peut-être Ibsen bien qu’il n’en soit pas sûr (NDLR : probablement Petit Eyolf)
Au centre, Thierry Sabatier, non voyant – Photo B.T.
Deux comédiens l’accompagnent sur le plateau : Romain Cottard, très grand, c’est Thierry qui nous le dit, il ne l’a jamais vu évidemment, mais on comprend facilement pourquoi, et Chloé Olivères, il la croit blonde sans savoir pourquoi.
Deux histoires vont se croiser, celle de Thierry dont le père s’est enfui dès que son fils est devenu aveugle, et dont il se souvient avoir entendu dire à son épouse qu’il ne « voulait pas être père ». Et celle (d’Ibsen ?) jouée par les deux comédiens d’après les souvenirs qu’en a gardé Thierry, et qui ressemble étrangement à la sienne, un couple, la femme suppliant son mari de l’aimer tendrement, de la prendre dans ses bras, et l’homme qui ne vit que par son enfant en bas âge et qui semble handicapé.
Au final, Thierry nous dira qu’il a découvert une boîte dans laquelle il avait trouvé une centaine de lettres écrites par son père, et dont il en fait lire une à Romain, où il imagine la vie de couple jusqu’à la retraite et la mort au bout d’une vie d’amours à deux, mais qui n’aura pas eu lieu. On ne sait plus trop à la fin si cette lettre est celle du père de Thierry, ou celle de la pièce jouée par les deux comédiens, tant ces deux histoires s’entrecroisent.
Performance théâtrale de premier ordre, tout en délicatesse, où l’émotion submerge, de la montée sur scène de Thierry avec sa canne jusqu’à la lecture de la lettre, une direction d’acteurs fort juste, et un texte qu’on aimerait pouvoir relire, lequel associe mémoire et perception chez les non-voyants, présents en nombre parmi le public.
Photo Christophe Raynaud de Lage
Le texte est de Guillaume Poix, jeune écrivain, auteur de romans et de pièces de théâtre, la mise en scène de Lorraine de Sagazan, qui ensemble, dès janvier 2021, « entreprennent un second projet, plus vaste et au long cours autour de la question de la «réparation» en rencontrant plus de 300 personnes endeuillées. Ainsi naît le spectacle Un Sacre créé en septembre 2021 qui interroge la béance que représente la place de la mort dans notre société occidentale et le théâtre comme force d’action. » A voir !
Le Mépris, de Godard
Durant la pièce, tous trois évoquent la scène culte du film de Godard, « le Mépris », Brigitte Bardot s’adressant à Piccoli et lui demandant : « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? ». Etonnamment, Thierry, non voyant, indique que cette phrase dont il n’a entendu que le prononcé dans le film, est pour lui « une scène de rupture ».
Par le plus grand des hasards, ces jours-ci dans le Monde, les journalistes auteurs d’une longue enquête racontent qu’aux Beaux-Arts de Marseille, durant la projection du « Mépris » organisée par un professeur de cinéma, celui-ci s’est étonné du brouhaha en fond de salle avant de comprendre en voyant les étudiantes débrancher le projecteur. C’était en 2019.
Problème de perception d’une scène d’un film, selon que vous êtes non voyant, « féministes déconstruites » comme elles se nomment, ou simple spectateur, voyant et non déconstruit. La perception en sera toute différente, mais respectable à tous points de vue. A méditer.
Le CDN d’Orléans encore en vie
Pendant ce temps, « Aria da Capo » produit par le CDN d’Orléans débute au CDN de Bordeaux pour 3 représentations et que « Tenir debout », produit aussi au CDN dirigé par Séverine Chavrier, entame une tournée en mars qui conduira le spectacle à la Scène Nationale d’Angoulême et aux CDN de Poitiers et Thionville, là-bas à la frontière dans un théâtre en bois. C’est cela la vie d’une Centre Dramatique National avec les créations qu’il produit et qui participent au rayonnement culturel d’une ville.