Réforme des retraites : l’édito de Jean Zay en… 1936

Le dimanche 19 janvier 1936, le député du Loiret Jean Zay alerte sur les injustices de la situation des retraités, pénalisés par la réforme et la politique de déflation menée par le gouvernement de centre-droit dirigé par Pierre Laval, démissionnaire trois jours plus tard, le 22. “Concordance des temps” sur la nécessité de justice sociale en matière de retraite…

Par Pierre Allorant

Jean Zay publie, entre 1932 et le 19 janvier 1936, près de 150 éditoriaux dans le quotidien régional radical, La France du Centre, dont son père Léon est rédacteur en chef. Ses “libres opinions” portent sur tous les domaines, de la montée des périls fascistes à la politique intérieure. Il arrête ce travail éditorial lorsqu’il entre au gouvernement, d’abord au cabinet Sarraut en tant que sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, le 24 janvier 1936, puis le 4 juin 1936, choisi par Léon Blum pour être le jeune ministre “de l’Intelligence française”, de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts.

La France du Centre 19 janvier 1936

Par Jean Zay

La situation des retraités

Parmi les situations pénibles créées par certains décrets-lois, il n’en est pas de plus douloureuse que celle des petits retraités, auxquels a été retiré parfois le minimum nécessaire à l’existence. Lorsqu’on examine attentivement le problème, on s’aperçoit que les retraités de toutes catégories n’ont jamais refusé de prendre leur part des sacrifices imposés à la nation, mais qu’ils se bornent à réclamer un esprit d’élémentaire équité dans les mesures les concernant.

Est-ce parce qu’il s’agit de citoyens âgés, timides et peu bruyants, ne disposant d’aucune organisation puissante, qu’ils ont tant de mal à faire entendre leur voix ?

Les décrets-lois des 4 avril et 10 mai 1934, modifiant le régime des retraites, ont été pris sans tenir aucun compte de la loi du 14 avril 1924, qui constituait pourtant une charte solennelle. Bien mieux, ils ont édictés des réductions massives sans même que la loi du 21 mars 1932 sur la péréquation légale des pensions d’ancienneté ait reçu préalablement et complètement son application.

On a commis de véritables ruptures de contrats, puisqu’on a frappé des gens qui avaient subi d’importantes retenues (faites en franc-or) pendant de longues années pour s’assurer la quiétude de leurs vieux jours.

Les parlementaires qui accordèrent les pleins pouvoirs à M. Doumergue, puis à M. Laval, entendaient eux-mêmes les limiter aux « mesures exceptionnelles et provisoires » destinées à remédier à la situation financière. Ils ne supposaient pas qu’il en serait fait usage pour porter atteinte à des lois organiques comme celle du régime des pensions. […]

Parmi les mesures prises par décrets-lois, auxquelles les gouvernements successifs ont toujours assigné un caractère provisoire et temporaire, seules, celles qui touchent les retraités apparaissent définitives ! C’est cela le contraire de l’équité.

En outre, dans le détail de leur explication, elles frappent les petits retraités davantage que les moyens, et les moyens retraités plus que les gros. Faut-il prendre l’exemple des pensions de réversion pour lesquelles l’abattement variait entre 35 et 50 %.

Par une conséquence aussi injuste qu’illogique qui paraît invraisemblable, plus longue a été la carrière du fonctionnaire, plus sa pension est diminuée…

La retraite nouvelle étant fonction du montant actuellement perçu, en même temps que du pourcentage et de l’époque à laquelle les intéressés ont été ou seront mis à la retraite, il s’ensuit qu’au moment de l’application des décrets, il y a pour la même fonction, le même grade, le même temps de services, au moins dix catégories différentes de retraités, alors que l’adage de bon sens « à services égaux, pensions égales » devrait être appliqué en toutes circonstances. […]

Lorsque M. Laval reçut, en juin dernier, au moment de la constitution de son ministère, la délégation du groupe radical, il prit l’engagement d’appliquer les conclusions de la commission, qui tendaient à préserver ce « minimum vital » dont nous avons parlé à Wagram. Hélas, il n’en fut rien ! Le décret rectificatif, qui a paru le 30 octobre 1935, est loin d’homologuer les propositions modestes soumises au Gouvernement.

S’il contient quelques améliorations réelles, qu’il faut enregistrer en toute bonne foi, il est conçu de telle manière que les pensions des petits retraités, qui avaient été sensiblement réduites par les trois premiers décrets-lois, ne sont partiellement améliorées que pour un petit nombre d’intéressés. Elles ne le sont aucunement dans la grande majorité des cas.

Aucune rectification n’est faite pour les retraites moyennes, qui avaient été cependant sérieusement atteintes. Le relèvement de 70 à 75% du maximum prévu pour les pères de familles nombreuses ne jouera en général qu’à partir du cinquième enfant.

Enfin, la possibilité de faire redresser les erreurs pour les retraites déjà concédées, de rétablir les services omis, etc., est insuffisamment garantie. Le désir unanime du Parlement et de la Commission spéciale n’a pas reçu l’application escomptée.

La pension du cantonnier, du facteur, de l’instituteur, de l’ouvrier des Postes est réduite de 15%. Mais un mécanicien inspecteur de 1e classe de la marine voit sa retraite portée de 38 369 francs à 48 733 francs, soit une augmentation de 10 364 francs, et il touche un rappel de 21 735 francs !

Un administrateur des colonies touchera une augmentation de 19 944 francs, soit 49 944 francs au lieu de 30 000, et il bénéficiera d’un rappel de 19 574 francs ! Certains officiers supérieurs auront une retraite augmentée de plusieurs milliers de francs, et se verront octroyer des rappels coquets.

C’est vraiment le monde à l’envers, puisque les petits pâtissent seuls.

Or, une nation s’honore en traitant humainement ceux qui lui ont consacré toute une existence de dévouement. Il n’y a rien de plus tragiquement humiliant que la situation pénible des vieux serviteurs du pays lorsque celui-ci semble leur témoigner son ingratitude en leur laissant quelques francs par jour pour vivre.

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