Martin McDonagh a construit un film d’une épure à couper… le souffle. Les Banshees d’Inisherin fait rire par l’absurde mais atteint aussi des profondeurs fascinantes. Servi par deux acteurs impeccables, Colin Farrell et Brendan Gleeson, ce conte lumineux et noir sorti des profondeurs de l’île d’Aran parle directement à l’âme avec une puissance fabuleuse.
Par Bernard Cassat
Colm (Brendan Gleeson) et Padraic (Colin Farrell) au seul pub de l’île. Photo Walt Disney Company
Inisherin est une île imaginaire qui ressemble beaucoup à Inis Mór, la grande île de l’archipel d’Aran, au large de l’Irlande. C’est là, dans une sorte d’espace fermé bien qu’il soit ouvert à tous les vents violents de l’Atlantique, que se déroule le désamour entre deux hommes, Colm et Padraic, deux irlandais pur jus amis de toujours jusqu’à ce mois d’avril 1923 où commence le film. Il faut dire que la vie n’est pas folichonne sur Inisherin. La beauté des lieux, les falaises karstiques, les murs de pierres qui délimitent les chemins creux, n’adoucissent pas vraiment la rudesse des maisons basses, sombres et isolées, celle du climat et surtout la rigidité de cette société figée dans la misère et la puissance de la foi catholique. Et aussi sous l’emprise de vieilles histoires mêlant sorcellerie et croyances païennes comme les banshees, ces messagères de l’autre monde appartenant à la mythologie celtique.
Le sens de la vie au-delà de la banalité
Colm soudain ne répond plus à Padraic, l’évite et même, au pub, seul endroit commun, lui dit d’aller à une autre table. Padraic, un gars simple et gentil, ne comprend pas, en est profondément affecté et se remet totalement en cause. Il lui faut une explication, il veut comprendre. Colm n’explique rien. Ou plutôt formule ses reproches à sa façon, en peu de mots que Padraic n’entend pas. Un rapport à la fois absurde et essentiel s’installe entre ces deux hommes, qui va les amener jusqu’au bout de leur incompréhension. Padraic jamais, avec sa gentillesse qui ne laissera aucune trace historique, n’atteindra à l’immortalité d’une œuvre d’art, ce que cherche Colm dans la musique traditionnelle.
Impossible de s’éviter dans ce petit espace pourtant ouvert à tout vent. Photo Walt Disney Company
Colin Farrell (Padraic) et Brendan Gleeson (Colm) avaient déjà été réunis par le même réalisateur Martin McDonagh en 2008 dans une comédie burlesque, Bons Baisers de Bruges. Couple incroyable de vérité, ils incarnent à merveille ces deux figures de la communauté îlienne. Profondément irlandais tous les deux, ils n’ont eu à forcer ni leur accent, ni leur tempérament profond. Autour d’eux, de beaux personnages comme la sœur de Padraic, Siobhan (Kerry Condon), qui comprend à la fois son frère et Colm, et qui comprend surtout qu’il lui faut se sortir de cette vie sclérosée. Et Dominic (Barry Keoghan), le fils un peu simplet du seul policier de l’île, un tortionnaire totalement psychopathe qui violente son fils et tabasse les habitants. Et la vieille sorcière, la banshee qui annonce les morts, car morts il y aura, mort d’hommes et mort d’animaux très présents dans cette vie paysanne.
Tenu de bout en bout
Martin McDonagh, scénariste avant d’être réalisateur, a construit une histoire époustouflante porteuse d’une profonde réflexion sur la banalité et la puissance de l’art pour la transcender. Les dialogues racontent, mais surtout les images. Celles de la maison de Colm, par exemple, pleine de masques, de choses inutiles et belles qui traduisent son aspiration à autre chose. Celles du pub aussi, magnifique pièce où la relation du couple devient sociale. Et puis les images du monde derrière le bras de mer, la beauté des lieux et les bruits de la guerre irlandaise. Film aussi ténu que la société qu’il décrit, aussi serré que le rapport de ces deux hommes soudain en déséquilibre, film qui n’en lâche pas plus que les positions absurdes et magnifiques des protagonistes. Une œuvre d’envergure aussi large que l’océan qui entoure Inisherin, qui propulse le tout petit local dans le firmament du global, qui par l’absurde atteint l’essentiel. Indispensable.
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