“Saint Omer” Médée sur la plage de Berk

Alice Diop, cinéaste documentariste, sort une première fiction, un film procès inspiré d’une femme noire qui a confié son enfant à la mer sur la plage de Berk en 2013. Alice, qui a assisté au procès, met en scène une écrivaine, son double. Entre Descartes et les marabouts, les mythes antiques mais universels ouvrent une porte pour entrer dans ce mystère de l’infanticide.

Par Bernard Cassat

Laurence (Guslagie Malanda) dans le box des accusés. Photo SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

Saint Omer, c’est d’abord un film de procès. Une salle d’assises, la juge et ses assesseurs, le procureur (seul homme!), l’avocate et son aide. Ce qui est jugé, c’est l’affaire Fabienne Kabou, devenue Laurence Coly dans le film. Et au delà des personnes, le scénario comme la caméra d’Alice Diop va jusqu’au bout de ses intentions. Les longs plans fixes de l’accusée, Laurence (Guslagie Malanda), sur fond de boiserie brune du box, avec ses vêtements (trois tenues différentes au fur et à mesure des audiences) en accord avec ce fond, son visage sculptural et impassible, son regard quasi fixe et souvent coincé au coin de l’oeil fardé construisent une analyse perçante de la situation. Les silences de la juge (Valérie Dréville), dont le seul regard bleu dit très bien la profondeur et l’honnêteté de la démarche pour comprendre, et les silences de Laurence. Parce que les raisons de cet infanticide sont indicibles. Son regard sur ce procès fouille les êtres, autant juges qu’accusée, pour elle aussi tenter de saisir une vérité chez Laurence par la puissance des actrices captée par la caméra.

Une histoire de femmes d’origine africaine

Saint Omer, c’est aussi un film sur des femmes, fait par une cinéaste noire, sur deux personnages de femmes noires, toutes les trois éduquées. Les deux femmes du film ont un parcours intellectuel brillant. Rama (Kayije Kagame), l’écrivaine, assiste au procès pour en faire un livre. Comme Laurence, elle a de puissantes racines africaines. Une longue séquence montre la mère de Rama en train de se parer de ses bijoux, sa fille venant s’asseoir à cote d’elle. Mère et fille se regardent dans la glace. Relation africaine aux bijoux comme entre la mère et la fille, moment totalement silencieux qui dit beaucoup de la transmission mère fille dans les cultures africaines. On ne comprend pas trop ses problèmes actuels avec sa mère, mais ils semblent profonds. Pendant une scène de repas familial, Rama n’arrive pas à annoncer sa grossesse, exactement comme le raconte Laurence, qui n’a jamais réussi à annoncer à sa mère ni sa grossesse ni la naissance de sa fille. La plaidoirie de l’avocate en fin de procès, prononcée sans effet de manche et face caméra, les yeux dans ceux des spectateurs, parle de ces cellules qui, pendant la grossesse, vont de la mère à l’enfant mais aussi de celles qui vont de l’enfant à la mère. Héritage, transition innée de femme en femme, qui se répètent et remontent de génération en génération.

La puissance bienfaisante des mythes

Mais Saint Omer, c’est aussi un film sur la sublimation que permet le discours et l’art sur les questions éternelles qui traversent les mythes. Le film est placé d’emblée sous les auspices de Marguerite Duras par le cours que donne Rama à ses étudiants en littérature. Duras est bien sûr rattachée à cette histoire (ce que le film ne dit pas) avec l’article qu’elle a écrit dans Libération sur la « sublime, forcément sublime » Christine Villemin, qui aurait tué son enfant dans la Vologne (ce qui est faux). Plus tard, Rama regarde le Médée de Pasolini avec Maria Callas, cette histoire de femme trahie et abandonnée, qui tue ses deux enfants par désespoir. Ces deux références puissantes de la culture occidentale encadrent le mystère total du personnage de Laurence.

Rama (Kayije Kagame) en plein désarroi au tribunal. Photo SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

Rama et Laurence ne se rencontrent pas. Mais un regard échangé dans la salle d’audience, moment de bascule du film, fait pleurer Rama et sourire Laurence (dont la mère a deviné la grossesse de Rama, et qu’elle a peut être elle aussi sentie). Le malaise de Rama qui montait depuis le début du film va se résoudre après cet échange. Un plan large la fait approcher au milieu d’une place de grand ensemble pendant qu’une sublime ballade de Thomas de Pourquery, son compagnon dans le film, brise complètement l’ambiance lourde du procès. Et Rama finira chez sa mère qui lui tient la main alors qu’on voit bien sa grossesse.

Saint Omer vibre d’une rigueur toute occidentale mais qui manie aussi la « folie » des magies africaines. Laurence navigue entre Descartes et les marabouts. Comme l’exprime l’avocate, cette dichotomie post-coloniale la conduit vers une folie profonde. Que le monde doit « forcément » sublimer pour la supporter, sans la comprendre complètement. Laurence vit la détresse de Médée enfermée dans le terrible désespoir de son acte. Ce film brillantissime va lui ouvrir un salut.

 

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