Salman Rushdie : pourquoi tant de haine ?

Derrière cette fatwa qui poursuit l’auteur des Versets sataniques depuis plus de 30 ans, c’est la culture qui est visée. Ainsi que son immense capacité à diffuser les idées et toucher les cœurs et les esprits.

Par Hakim Aoudia (CulturAdvisor)

Salman Rushdie New York 2008 David Shankbone

Le produit d’une culture métissée postcoloniale

Issu d’une famille musulmane aisée et laïque, Salman Rushdie naît le 19 juin 1947 à Bombay : « Pour n’importe qui ayant grandi dans n’importe quelle grande ville, particulièrement dans une ville comme la mienne, où l’Est et l’Ouest se rejoignent, l’un des faits qui s’imposent à vous est que la culture est hybride, qu’elle est un mélange, bref, qu’elle est une forme impure. Et le roman doit être une célébration de l’impureté. »

À 13 ans, il rejoint l’Angleterre pour y poursuivre ses études à la Rugby School, puis au King’s College de l’université de Cambridge.

Un libre penseur

Avec Les Enfants de Minuit, publié en 1981 et récompensé du prestigieux Booker Prize, il accède à la notoriété. Il y évoque un demi-siècle d’histoire de l’Inde indépendante à travers le parcours de Saleem Sinai, un petit garçon né à Bombay en même temps qu’était déclarée l’indépendance de l’Inde, le 15 août 1947 à minuit. Celui-ci est doté de pouvoirs magiques, notamment celui de communiquer par télépathie avec d’autres enfants nés au même moment.

Affilié au courant littéraire du réalisme magique, il rend compte d’une réalité, en usant de la métaphore, de l’allégorie et de beaucoup d’humour. À l’époque déjà, Indira Gandhi, alors Première ministre, attaquera l’auteur pour diffamation et une phrase jugée offensante sera supprimée des éditions ultérieures.

Les Versets sataniques

Dans ce même style narratif mêlant mythe, fantaisie et réalité, avec cette touche d’humour irrévérencieuse, il publie en 1988, Les Versets sataniques. Ici, le décalage avec la langue est encore plus prononcé ; elle est retravaillée, enrichie de tonalités, d’intonations et d’inflexions nouvelles, comme pour mieux s’affranchir de toutes contraintes.

Cette comédie burlesque raconte les pérégrinations de deux personnages : Gibreel Farishta et Saladin Chamcha. L’un est une star du cinéma indien, ainsi que le double de l’archange Gabriel et l’autre le fils d’un riche homme d’affaires de Bombay, sorte de double de l’auteur.

Il s’agit plutôt ici d’un roman sur l’exil et l’identité, puisque Saladin rejoindra Londres pour y effectuer ses études, finira par épouser une Anglaise, sans pour autant renier ses origines.

Un épisode de l’histoire de la révélation du Coran

Le prophète Mahomet est évoqué dans le deuxième chapitre du roman, sous les traits du prophète mahound.

Celui-ci aurait été berné par le diable en personne, qui se faisant passer pour l’Archange Gabriel, lui aurait transmis des versets conciliants envers les idées polythéistes : « C’était le Diable, dit-il à haute voix dans l’air vide, et il rend vraies ses paroles en leur donnant voix. La dernière fois, c’était Chaytan. Voici ce qu’il a entendu dans sa façon d’écouter, qu’il a été trompé, que le Diable est venu vers lui sous le déguisement de l’archange, et les versets qu’il a retenus, ceux qu’il a récités dans la tente de la poésie, n’étaient pas les vrais mais leur opposé diabolique, pas divins, mais sataniques. Il revient en ville aussi vite qu’il le peut, pour supprimer les versets immondes qui puent le soufre, le sulfure, pour les arracher des annales pour toujours, et ils ne survivront que dans une ou deux compilations de traditions anciennes et des commentateurs orthodoxes essaieront d’en réécrire l’histoire, mais Gibreel, planant-observant depuis son plus haut angle de caméra, connaît un petit détail, juste une chose minuscule qui est un léger problème ici, à savoir que c’était moi les deux fois, baba, moi en premier et moi en second aussi. De ma bouche, à la fois l’affirmation et le reniement, les versets et leurs controverses, univers et envers, tout, et nous savons tous comment ma bouche a été utilisée. »

Une décision politique

La fatwa émise le 14 février 1989, par l’ayatollah Rouhollah Khomeini, guide suprême de la révolution iranienne, exigera l’exécution de Salman Rushdie pour blasphème et apostasie, comme le permet la Charia, mais également ses éditeurs et traducteurs, ainsi que tous ceux qui contribuent à la diffusion de l’œuvre.

C’était une décision purement politique. Celle d’un pays qui venait de sortir d’une guerre fratricide avec l’Irak et qui avait fait plus d’un million de morts, celle d’un pays divisé, en proie à l’une des pires crises économiques qu’il ait eu à traverser. De cette façon, la jeune République Islamique d’Iran reprenait la main et exploitait la colère qui montait en Inde et au Pakistan au sujet du livre.

De plus, cela permettait d’affaiblir les puissances sunnites, de les mettre en porte-à-faux et de s’autodésigner comme véritable défenseure des valeurs islamiques et du monde musulman.

Tenir bon

Avec l’augmentation significative des ventes des romans de Salman Rushdie, depuis qu’il a été poignardé, rappelons qu’il n’est pas nécessaire d’attendre qu’un évènement dramatique se produise pour découvrir un auteur ou une œuvre. L’occasion de lire ou relire, Le nom de la rose d’Umberto Eco et de méditer sur cet échange :

Jorge : « Le rire tue la peur, et sans la peur il n’est pas de foi. Car sans la peur du diable, il n’y a plus besoin de Dieu. »

Guillaume de Baskerville : « Mais vous n’éliminerez pas le rire en éliminant ce livre. »

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