Édouard Philippe sort de son entretien avec Macron et la stratégie proposée est simple : construire une large coalition des modérés contre les extrêmes, avec EELV, le PS, le Modem, LREM, Horizons, UDI, LR et quelques sans-étiquette. Chaque parti pèsera dans l’accord à hauteur de son nombre de députés et chaque parti devra montrer patte blanche en abandonnant une réforme emblématique, en signe de bonne volonté.
Par Joséphine
Assemblée nationale confinée, le 28 avril 2020 (capture d’écran) ©SD
L’idée est maline : les Verts exploseront, obligés de clarifier leur position politique, le PS sera définitivement phagocyté par le centre, le RN et LFI seront officiellement renvoyés dos à dos, ce que martèle Macron, du reste, depuis des mois. On abandonnera l’opposition droite-gauche, ce qui est un rêve des libéraux, sauce There Is No Alternative façon Thatcher, pour instituer une opposition entre gestionnaires et extrémistes, exacerbant encore les oppositions de classe entre les détenteurs de l’autorité d’État et les petites gens. Vous devrez être réaliste, pondéré, prêt aux concessions, responsable, pragmatique, ouvert à la discussion. La “position centrale”, expression qui relève clairement de l’élément de langage tant on le voit poindre depuis 48h sera gage de seule posture acceptable. Tant pis si la politique ce sont des valeurs et une construction intellectuelle et pas de la géométrie, Franco et Mao avaient eux-aussi une droite, une gauche et des modérés, d’ailleurs toujours mis en scène comme gestionnaires pour se poser en hommes raisonnables.
Un gouvernement d’experts
Bien entendu cela finira d’entériner un gouvernement d’experts, bac+5, blancs, passés par un nombre réduit d’écoles réputées. Un coup d’État symbolique des élites scolaires et capitalistes. Tout autre sensibilité sera renvoyée à un extrémisme dogmatique duquel il conviendra de rire, gêné, avant de balayer cela d’un revers de main, l’épisode des Gilets Jaunes étant assez éclairant à ce sujet. Dans ce contexte, la critique du libéralisme, fruit de 200 ans d’histoire de la pensée sera aussi considérée de facto comme un dangereux délire. On pourra dès lors se plaindre de voir l’abstention progresser encore, notamment chez les jeunes. Face à tant de discours experts et technocratiques, comment ne pas se sentir dépassé, incapable et nul, notamment lorsque l’on sort d’un système scolaire qui insécurise de plus en plus les jeunes ? Les citoyens intégreront leur incompétence et laisseront les premiers de la classe en costume-cravate mener les destinées de la Nation. Et avec la sociologie d’une partie des cadres du PS et d’EELV, je pense qu’ils seront bien plus nombreux qu’on ne le pense à rejoindre le camp de l’expertise, il suffit de constater le poids des cadres PS issus de Sciences Po et des ingénieurs chez les Verts.
Tout ceci, avec la complicité parfois même non conscientisée des journalistes. Prenez ce média de Touraine qui finalement n’a pas offert un débat d’entre deux tours sur les deuxièmes et troisième circonscriptions, considérant que c’était perdu d’avance pour la Nupes et qu’il n’y avait plus de place dans ses “colonnes”. La rédaction semble ne pas y avoir vu le biais sociologique : des journalistes diplômés considèrent qu’une candidate gilet jaune et qu’une candidate syndicaliste, bah c’est pas la peine de les inviter vu que les sondages les donnent perdantes. Du coup, on aura eu globalement que la parole des pros de la politique, LREM comme PS et EELV. Bien entendu, les deux candidates n’ont pas été élues, validant donc a posteriori le choix de la rédac’ qui se sentira d’autant plus légitime la prochaine fois. Pourtant, je sais que ce sont de bons professionnels, loin de moi l’idée de faire de l’anti-journalisme primaire.
Quand je parle de tout ça, ce ne sont pas non plus des théories en l’air. Cela fait sept ans que je travaille sur la vie politique locale. Combien de fois ai-je entendu que les élus sont souvent dépassés, débordés, parfois même complexés par les dossiers et finalement, ce sont les services et surtout le corps des directeurs qui tend à mener la danse dans les collectivités. A la ville de Tours, on constate même un certain corporatisme et une manière de se serrer les coudes, avec le sentiment de supériorité de celui qui pense sauver la baraque face à des élus nuls et des agents de catégorie C qu’il convient de prendre en main.
Sur un plan politique, regardez comment la droite libérale de l’opposition à Tours base ses critiques sur des questions de gestion afin de dépolitiser les sujets et jouer du pseudo-bon sens populaire. Et parfois ça marche, la majorité de gauche à Tours semble prise par un complexe d’infériorité et n’assume pas des prises de position politiques, de peur de passer pour des dangereux utopistes. On ne parle plus fiscalité, redistribution, justice, on parle type d’arbres à planter, pourcentage de taxe, gabegie. Que la droite libérale affairiste fasse cela, on ne s’étonnera pas, ça fait 200 ans qu’elle le fait, mais que s’est-il passé à gauche ?
Une phase aigüe de l’évolution bureaucratique
Quand je dis que la situation est grave, attention, je ne fais pas de point Godwin en annonçant un copier-coller des années 30. Non, je pense plutôt à une phase aiguë de l’évolution bureaucratique et technocratique, avec des oppositions sociales et géographiques que l’on aura cloisonné et invisibilisé. Santé, école, police, transports, tout basculera encore plus vite dans une société à deux vitesses : d’un côté, les riches et leur idéologie validée chaque jour malgré sa barbarie, de l’autre, les pauvres définitivement relégués et vaguement entretenus par un maigre matelas social.
Et on ne risque pas juste d’avoir à serrer les dents pendant 5 ans, car après ce pouvoir libéral-autoritaire d’élites rendues folles, ce ne sera pas simple de retricoter une société qui ne se réduit pas au marché et à des statistiques.
Le virage a venir est vital, et il va falloir que la gauche soit à la hauteur, et ça ne semble pas bien parti pour. La gauche trop centriste de 2012 à bousculé le jeu et a produit Macron, la gauche divisée de 2017 a été balayée à l’Assemblée Nationale. La gauche unie à la va-vite en 2022 plafonne à 30% des députés. L’équation est désespérément simple : la construction d’une union en amont avec un programme commun et des instances de désignation des candidats à tous les échelons ou la disparition, absorbée par le bloc libéral-gestionnaire et reléguée aux extrêmes.
Et avec un RN en embuscade qui n’a même pas à faire campagne pour voir son score progresser, la situation a de quoi inquiéter.
A l