Je me souviens …du 21 avril, ou comment ne pas se tromper de scrutin

Les plus de quarante ans s’en souviennent comme du « coup de tonnerre ». Le 21 avril 2002, il y a 20 ans jour pour jour, à la stupéfaction générale, un chef du gouvernement sortant, respecté pour sa compétence et sa rigueur morale, doté d’un bilan économique salué par la plupart des observateurs (forte croissance, baisse historique du chômage) était éliminé au profit du leader historique de l’extrême droite.

Par Pierre Allorant

Beaucoup de choses ont changé dans la société française, mais à nouveau, la France retient son souffle, cette fois sur l’issue du second tour, angoisse inédite après les plébiscites de Jacques Chirac en 2002 et d’Emmanuel Macron en 2017.

Le débat télévisé de mercredi soir, d’autant plus attendu que la campagne-croupion du premier tour nous a frustrés de réelles confrontations d’idées, a permis, en dépit de ses longueurs, de clarifier les enjeux et les profondes différences entre les deux candidats.

La dette de déshonneur de la « porte-parole des Français ». Bons baisers de Russie

Après le faux-départ tragicomique d’une candidate impatiente de prendre sa revanche sur son effondrement de 2017, acte manqué étonnant, Marine Le Pen a tenté d’imposer sa légitimité à coup d’anaphores à la François Hollande, « je serai la présidente de ». A priori, le thème du pouvoir d’achat aurait dû lui fournir une occasion de tacler le « président des riches », en pleine reprise menaçante de l’inflation. Pourtant, elle dérape rapidement sur les « tickets de rationnement » imposés aux Français, en un drôle de lapsus familial, le « passé qui ne passe pas » de Vichy pesant de son ombre troublante en forme d’héritage paternel empoisonné.

Sur le fond, elle se révèle vite confuse, incapable de montrer concrètement comment elle entend « restituer aux Français leur argent » en décrétant des hausses de salaires, sauf à réinventer le Gosplan soviétique. Elle critique le dispositif de crise du président sortant, lui opposant ses cadeaux pérennes, mais ses saillies contre le « quoi qu’il en coûte » qui n’aurait profité qu’aux grands groupes est balayé aisément par le rappel du soutien massif aux artisans et commerçants.

Alors que l’omission du terme même de chômage est soulignée par Macron comme un hommage implicite à son bilan, vient le premier moment fort du débat : sur un ton calme qui accompagne la violence de l’accusation, la candidate nationaliste est mise face à ses contradictions : comment parler sans cesse de souveraineté lorsque l’on dépend de son « banquier » Poutine ? Si elle tente d’esquiver le coup en plaidant la pauvreté de son parti et les refus des banques françaises, le grief porte : à « vous parlez à votre banquier » et « vos intérêts sont liés » elle ne trouve comme réponse qu’un curieux et drôlissime : « C’est assez malhonnête, il faut être honnête ».

Le sortant à l’offensive, la challenger en retrait

L’Europe, le libre échange d’une « mondialisation malheureuse » lui permettent-elle de rebondir ? Empruntée, souvent confuse et peu concrète, la candidate rate encore le coche, incapable d’expliquer comment elle pourrait imposer à nos partenaires européens de changer unilatéralement les règles du jeu, à son seul profit. Acculée par la formule cinglante « changer les règles d’un club seul en réduisant sa cotisation, c’est en sortir », elle ne trouve comme porte de sortie que le pauvre « c’est faux » ou un pathétique « on prend tout et on ne dit rien ».

Décidément, le café du commerce ouvre tard, ce soir. Et chacun de comprendre que le polissage du programme du RN sur l’Europe n’est qu’un camouflage grossier, que le démontage de la construction se ferait « brique par brique », la découpe par appartement, au prix d’une double explosion de l’inflation et des taux d’intérêts, donc du service de la dette. Pareillement, la « préférence nationale » et la libre circulation des travailleurs, y compris les nombreux frontaliers français, peineraient à cohabiter. En plus de ces incohérences, le débat esquisse enfin deux chemins opposés : la vision rétrécie et décliniste du « rabougrissement » nationaliste, radicalement contraire à la tradition universaliste française.

Dégradation du climat : du vent dans les branches des éoliennes

Le spectateur commence à se dire que la soirée va être longue pour une candidate qui se crispe et perd peu à peu le fil. Pourtant, les retraites et le recul de l’âge, agité imprudemment comme un chiffon rouge par le Président-candidat dès son début de campagne, offre une chance de contre-offensive à celle dont le pathos sur les souffrances des vrais gens, dans la vraie vie, est à Zola ce que Guillaume Musso est à Stendhal.

Mais non, elle laisse son adversaire dérouler son projet, expliquer pourquoi garder le système par répartition en améliorant les pensions nécessiterait de travailler plus, tout en traitant à part carrières longues et pénibilité. Pire, critiquant le « quoi qu’il en coûte », elle s’attire un « vous auriez fait quoi ? » qui la laisse coite. Et elle rate son offensive-éclair sur les hôpitaux et leur manque d’attractivité comme d’autres ont assiégé Kiev en vain, carences logistiques et incompétence du commandement conjuguées.

Décidément ailleurs, elle lance un déroutant « j’arrête l’hypocrisie ! » pour aborder l’écologie sous l’angle picrocholin du localisme. Mais las… Au nom du « patriotisme économique », on est heureux d’apprendre qu’« il y a du bio étranger », mais aussi de la souffrance animale. On n’en saura guère plus sur ce sujet, pourtant capital pour l’avenir. Sans doute inspiré par la métaphore animale, Emmanuel Macron peut porter l’estocade : « votre programme n’a ni queue ni tête ». Si le populisme prend habituellement le sens du vent et caresse l’électeur dans le sens du poil, les éoliennes donnent lieu à un véritable morceau de bravoure, qui restera peut-être dans les lieux de mémoire des débats présidentiels

À l’accusation de climato-scepticisme, « l’amie prodigieuse » de Donald Trump rétorque certes, « vous, vous êtes climato-hypocrite » ; mais surtout, ne manquant pas d’air dans sa volonté farouche de démanteler les éoliennes existantes bien plus drastiquement que l’arsenal atomique nord-coréen, « les éoliennes quand il n’y a pas de vent, elles ne fonctionnent pas », d’ailleurs « les pécheurs sont tous vent debout » contre l’éolien. Bref, si elle peut manquer de références précises, elle ne manque pas de…Touquet, comme lorsqu’en digne héritière d’un parti qui cultive depuis cinquante ans les rancœurs recuites du pétainisme et de l’OAS, elle se réfère à de Gaulle, pourtant l’homme d’État qui a mis en œuvre le marché commun et relancé la réconciliation et l’amitié franco-allemande.

« Présomption de légitime défense » et amalgame : l’affront national à la France républicaine

Comme le notait le président Pompidou, « quand les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limite ». Le temps manque pour les sujets sociétaux, l’école et la nécessaire revalorisation des carrières enseignantes sont trop vite expédiées, et l’accélération de l’effort d’investissement dans la recherche et l’université encore davantage. À l’inverse, les derniers thèmes permettent enfin, après deux années de Covid, de retirer les masques. En reliant délibérément hausse de l’insécurité et immigration, en niant la spécificité de l’asile politique – oubliant au passage ses larmes de crocodile envers les pauvres réfugiés Ukrainiens – et pire encore, en associant le port du voile dans l’espace public aux actes de terrorisme les plus odieux de l’islamisme radical, Marine Le Pen a perdu toute crédibilité républicaine et ruiné ses cinq années de travestissement : le diable est ressorti de sa boîte. La bête immonde bouge encore et, à son habitude, comme en Hongrie et en Pologne, les ennemis des libertés prennent pour cible les juges, « tous laxistes » dans leur médiocre Dictionnaire des idées reçues. Aux autres articles, tous les poncifs sont là, de « A » comme « arrêter les aménagements de peine » à « P » comme la stupéfiante « présomption de légitime défense » à accorder aux policiers, entendez un passeport pour toute bavure, un permis de tuer. Avec cela, plus besoin de rétablir la peine de mort, même par Référendum d’Initiative Citoyenne !

Précisément, le visage de l’extrême droite, avec son « menton serré », est parachevé par deux marqueurs : une laïcité dévoyée, l’esprit des institutions bafoué. Vous avez dit laïcité ? Aristide Briand doit se retourner dans sa tombe, car la laïcité n’a jamais consisté à combattre une religion ni à humilier ses pratiquants en les repoussant hors de l’espace public, à la seule condition qu’ils respectent les lois de la République. À côté de cette atteinte à la paix sociale et civile, la désinvolture à l’égard du respect des institutions est sidérante. Si la Constitution, les traités européens et les conventions internationales gênent par leur protection des libertés fondamentales sans discrimination, qu’à cela ne tienne, changeons la Constitution !

Désormais, les hésitants, les déçus du premier tour, les abstentionnistes potentiels ou de profession sont fixés. Prétendre ne pas vouloir choisir « entre la peste et le choléra », ce serait choisir le déshonneur, et risquer la défaite de la démocratie. Vous avez dit référendum ? Il y en a un, et d’importance, dimanche. La question est simple : Aimez-vous la France ? Celle des droits de l’homme, du souffle républicain, de l’égalité en droit et de la lutte contre toutes les discriminations, des libertés individuelles et collectives, et oui, de la fraternité républicaine, de la solidarité. Contre l’imposture et l’incompétence. Il sera toujours temps en juin pour chacun d’exprimer librement ses souhaits concernant les grandes orientations économiques et sociales de la législature.

Se tromper de scrutin nuit gravement à la santé de la démocratie.

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Commentaires

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  1. “L’oeuvre” de Jacques Chirac est souvent l’objet de louanges au sujet desquelles je ne ferai pas de commentaires.
    Je peux dire aujourd’hui que je faisais partie de ses électeurs et qu’il a donc eu aussi ma voix au deuxiéme tour du scrutin face à Jean-Marie Le Pen.
    Je n’ai cependant pas digéré son attiude après le scrutin où il s’est complu dans une image de héros national, considérant qu’il était plébiscité et ignorant qu’il ne s’agissait aucunement d’une adhésion de tous à sa personne.
    Ma vision du personnage a changé ce jour là.
    J’espère, …sans trop y croire, que ce genre d’attitude ne se renuvellera pas.

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