Mardi 29 mars, Maylis de Kerangal et Joy Sorman échangeront avec Sophie Todescato
des Temps modernes autour de leur roman écrit à quatre mains, Seyvoz, une traversée
mémorielle et sensible d’un monde d’avant.
Tomi Motz, ingénieur, est mandaté pour vérifier les installations du barrage de Seyvoz, construit dans les années 50. En arpentant le territoire, l’homme solitaire est envahi par le souvenir des vies englouties par cette immense construction. Quatre jours tourmentés par les voix d’un village de montagne disparu.
Par Julien Leclerc
“Au volant de sa Passat, moteur éteint et portière ouverte, un pied dans l’habitacle et un pied au dehors, il peut enfin relever ses messages, les barres de la 4G aussitôt noircies l’air libre. Brissogne n’a pas fait signe et son irritation se relance, subtil mélange d’inquiétude, d’impatience et de vexation — on l’a mandaté au dernier moment, il a annulé ses engagements, roulé depuis Paris, un voyage éreintant et solitaire, après quoi personne pour l’accueillir, aucune urgence semblerait-il à sa venue. Le mieux est de remonter au barrage, d’aller trouver Brissogne à la centrale, il doit y être, c’est bien le genre de type planqué derrière son bureau à remplir des tableaux Excel de kilowattheures et de mètres linéaires. Alors de nouveau la route en lacets, le maillage arachnéen de câbles au-dessus de la vallée, qui découpe le paysage — d’autres diraient le défigure —, la beauté du massif, ses dénivelés chromatiques, alternance d’aplats d’ombre et de crêtes ensoleillées, et l’arrivée au sommet.”
Deux grandes romancières s’unissent pour convoquer les forces de l’esprit. Dès les premières lignes, on ressent la réalité se décaler, les repères être bouleversés. Tomi Motz explore le territoire du barrage et cela ressemble à un western contemporain. L’homme est perdu, soumis à une nature transformée et à un temps enfoui. Les phrases très découpées, dilatent le temps, valorisent chaque élément du paysage. La réalité se tord et l’étrange apparaît.
Le voyage de l’ingénieur alterne avec des récits du monde d’avant, celui où n’existait pas encore le barrage. Ce sont ainsi les vies de villageois et villageoises qui se révèlent par l’anecdote, par l’infime. Ces instants brefs gagnent en puissance quand le temps se réduit, quand la menace grandit. Le village doit être vidé, abandonné et détruit. La réalité, la sincérité de ces êtres ont disparu pour laisser la place au barrage et à un lac artificiel. C’est dans ce présent qu’évolue le personnage de Tomi qu’on voit se débattre au sein d’un monde virtuel. Via un site de ventes aux enchères, il acquiert une statuette aux pouvoirs protecteurs tout en relisant L’Éducation sentimentale. Il essaye malgré tout d’écrire régulièrement sur son journal, tentant de se reconnecter au monde par le papier.
Le parallèle entre les deux époques, l’histoire de Tomi et celle des habitants du village, montre l’intensité présente sur ce territoire. Joy Sorman et Maylis de Kerangal convoquent la malédiction souvent ignorée des terres maltraitées. On pourrait penser au Horla de Maupassant ou à certains films de John Carpenter, des univers où le passé poursuit le présent. On assiste à la rencontre entre deux mondes qui perdent pied. Le village de montagne qui perd toute existence face à l’invective de la modernité. Un ingénieur de son temps qui se jette à l’eau pour apaiser le passé. Ce roman, une fois terminé, est empreint de l’acidité d’un monde perdu et l’amertume d’un futur faussé.