Carnets de campagne: le retour de « la France pliée en quatre »

2022 sera de nouveau une année électorale, et après les régionales et départementales passées, ce sont cette fois des enjeux nationaux qui mobiliseront les électrices et électeurs avec l’élection présidentielle suivie de près par des législatives. La vie politique française est à un tournant, et bien malin qui peut prédire l’issue de ces scrutins. A défaut de prédiction, Magcentre se propose d’éclairer le débat démocratique en proposant à ses lecteurs une série d’articles intitulée “Carnets de Campagne” qui ponctueront ce semestre électoral décisif à bien des égards.

Assemblée Nationale

« la France pliée en quatre »

Par Pierre Allorant, secrétaire général du Comité d’Histoire parlementaire et politique

Sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les analystes politiques étaient passés du constat de la bipolarisation induite par les institutions gaulliennes à la description d’un paysage politique quadripolaire, né de la fronde de Jacques Chirac au sein de la majorité présidentielle et, à gauche, de l’éclatement de l’union, fracassée sur la révision du « Programme commun de gouvernement ». Deux générations et quatre décennies après, la France est-elle, à la veille de la présidentielle d’avril 2022, à nouveau « pliée en quatre », selon la formule éponyme d’un ouvrage de Coluche, éphémère candidat de la dérision lors de la pré-campagne de 1981 ?

Après une série d’alternances, les deux mandats et les trois cohabitations des présidences Mitterrand et Chirac, puis l’échec des quinquennarques suivants à se succéder à eux-mêmes, serions-nous revenus à la case départ, celle où l’humoriste à bretelles affirmait qu’il arrêterait « de faire de la politique quand les politiciens arrêteront de faire rire » ? À cent jours du premier tour d’élections qui se profilent dans un contexte inédit de pandémie mondiale durable, et d’impossibilité matérielle d’approcher physiquement les électeurs, le nouveau « pacte à quatre » est en réalité bien différent de celui contemporain des deux chocs pétroliers. Si l’on trouve quatre cultures politiques qui se répartissent l’opinion, l’affaissement des partis de la gauche classique se traduit par un glissement de terrain vers la droite et un centre de gravité décalé, loin du « quatre-quarts » équilibré que formaient jadis le PC, le PS, l’UDF et le RPR.

À gauche, rien de nouveau ?

Du côté gauche de l’échiquier, la multiplication des offres politiques par des candidats chaque jour plus nombreux semble rétrécir tout à la fois l’audience globale et la capacité d’incarnation d’une alternative crédible. Alors qu’elle pensait avoir touché le fond en 2002 puis à nouveau en 2017, par son absence au tour décisif du scrutin structurant de la vie politique depuis 1965, la gauche ne semble pas en passe de se réconcilier avec elle-même, faute de savoir qui elle est, ce qu’elle voudrait entreprendre et encore moins avec qui à sa tête et forte de quelle équipe.

Seul l’effondrement imprévisible de Benoît Hamon avait permis il y a cinq ans à l’éloquent Insoumis de flirter avec la barre des 20% qualificative pour le second tour. C’est probablement, s’il y croit encore, son seul espoir aujourd’hui d’espérer que la cacophonie hallucinante du courant « social-écologique » conduirait in extremis l’électorat de gauche à mettre un mouchoir sur ses dérives – du « modèle vénézuélien » à l’admiration de Poutine, des saillies contre une « justice politique » à la prétention égocentrée à incarner à lui seul la République – pour éviter une finale « bonnet blanc-blanc bonnet » comme le millésime 1969. Mais le temps a passé et les gauches sont effectivement devenues « irréconciliables », une bonne part de la responsabilité en revenant d’ailleurs à l’auteur de la formule, l’ancien premier ministre Manuel Valls, aussi mal point que son club de cœur du Barcelone FC.

Les ambiguïtés de la « Primaire citoyenne », son calendrier absurde, bien trop tardif, son casting à la fois pléthorique et incomplet rendent très fragile l’espérance de ce côté d’éviter un nouveau naufrage, même en cas d’accord de Yannick Jadot pour y participer, sous la pression de la base et de son ambivalente directrice du conseil politique, Sandrine Rousseau. En tout cas, si Jadot tombe par terre, il saura que ce ne sera pas la faute à Voltaire…

Quant à Christiane Taubira, l’icône de la « gauche morale » depuis l’adoption du mariage pour tous, elle a surtout ajouté à la confusion, jusqu’à présent, par son initiative aussi improvisée et désinvolte – de la vidéo postée au « rendez-vous mi-janvier » ! – que retardataire et peu concertée. Au-delà de la forme, avoir successivement été proche de Bernard Tapie et des indépendantistes guyanais, avoir voté la confiance au gouvernement Balladur puis contribué, certes avec d’autres, à faire perdre Lionel Jospin, sont-ce là vraiment les meilleurs gages d’un rassemblement victorieux de la gauche et, au-delà, de la République et des Français ? Le respect de la culture et du talent oratoire de l’ex-Garde des sceaux de François Hollande n’empêche pas d’en douter.

La droite unie, mais à son étiage

La situation est très différente chez l’autre grande brûlée de l’explosion du paysage politique de 2017, la droite, qui escomptait alors profiter classiquement du retour de balancier électoral. Grâce à une « primaire » – en réalité un simple congrès – plutôt réussie quant à l’impression médiatique, l’héritière du parti unique chiraco-juppéiste qui prétendait régner à jamais sur la politique française du XXIe s. se retrouve moins mal en point qu’elle ne le craignait il y a encore quelques mois, quand la volonté du champion des sondages, Xavier Bertrand, de mener cavalier seul la menaçait d’un duel mortifère. Toutefois, le foisonnement des grands titres des magazines et les refrains entonnés par des instituts de sondage, toujours indécrottablement grégaires, ne doit pas agir en trompe-l’œil : encore menacée dans son espoir de présence au second tour, la droite de gouvernement n’est que convalescente et aura du mal à atteindre les 20% obtenus en 2017 par un candidat pourtant carbonisé par les affaires, de vraies vestes en emplois fictifs. Rappelons pour mémoire que même lors de ses cruelles défaites de 1981 et 1988, les candidats de droite obtenaient au total plus de 40% des voix au premier tour.

Si sa candidate, solide et disposant de l’atout d’un parti rassemblé pour la première fois autour d’une femme, elle devra réussir l’exploit de faire oublier son style très versaillais, dont la candidature Bellamy aux Européennes a souligné les étroites limites sociologiques : les 8% de catholiques pratiquants, moins les partisans de Vatican II…

Elle devra, au surplus, contenter l’aile sécuritaire ciottiste tout en séduisant l’électorat libéral et pro-européen des cadres supérieurs du privé, celui-là même qui se reconnaît depuis cinq ans en Macron, le tout avec un programme « vintage » qui prétend tailler des croupières dans les rangs des fonctionnaires, alors que la crise sanitaire vient de confirmer le rôle incontournable des services publics pour faire tenir ensemble une société déjà si fracturée par les inégalités d’accès à l’éducation, à la santé, au logement de qualité et à l’emploi pérenne et qualifié.

Le paradoxe des extrême-droites. Division, confusion, manque de crédibilité, mais niveau historique depuis deux siècles

Rivale jurée de cette droite de gouvernement, l’extrême-droite se présente dans une situation rigoureusement inverse : jamais son impact sur la tonalité – délétère – des échanges en milieux peu tempérés n’a été si marquant, jamais son audience supposée n’a été si menaçante depuis deux siècles et la majorité « ultra » des « plus royalistes que le roi » de retour d’émigration à la Restauration en 1815. D’ailleurs, le polémiste, que la pauvreté des débats métamorphose avec ivresse en intellectuel cathodique, entend bien fustiger, à l’instar de son modèle maréchaliste de 1940, non les « 150 années d’erreur » depuis 1789, mais les « 77 honteuses » depuis la Libération. Revenu, lui, d’immigration – ce bouc-émissaire universel qui semble rejouer « le poumon ! » de Molière – cette éructante résurgence de Jean Hérold-Paquis de Radio-Paris sur CNews – « l’Islam, comme Carthage, sera détruit ! » – incarne moins la nouveauté qu’un très vieux relent rance d’un populisme hexagonal qui n’a jamais accepté la République. Quel paradoxe douloureux de le voir brandir, comme sa rivale du Rassemblement national, le colifichet d’une laïcité à rebours des intentions des porteurs de la loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905 ! Si l’amateurisme de ses équipes et la pauvreté de ses propositions peuvent annoncer un dégonflement de la baudruche obsessionnelle, le « retour du refoulé » de la guerre d’Algérie assure toutefois au Malade imaginaire des fièvres hexagonales, ce Docteur Knock prescripteur d’une sulfureuse poudre de perlimpinpin, un matelas électoral confortable dans les anciens bastions méridionaux du frontisme historique du patriarche Le Pen.

Repliée sur son nouveau socle des déclassés de la « ceinture de rouille » de la France des friches industrielles de l’Est, la candidate à la dédiabolisation redoublée par les outrances de son concurrent, reste affaiblie par l’image durable de son incompétence gestionnaire. Sauf effondrement brutal de l’un des deux, cette scission sociale, géographique et idéologique des extrêmes-droites pourrait les écarter du second tour.

Progressisme1 ou néo-sarkozysme ? La page blanche du second mandat Macron

Reste le cas, complexe, du président sortant, pas encore candidat officiel. Sur le papier, tout se conjugue à nouveau pour le placer en position idéale : gauche émiettée et réduite, droite tout juste convalescente, populistes xénophobes cassés en deux. Encore faudrait-il savoir de quoi Emmanuel Macron est-il le nom et à quoi ressemblerait le second mandat auquel, très certainement, il aspire.

Jeune étudiant chevènementiste, fringant banquier féru de littérature et de philosophie, prometteur conseiller rocardien, brillant ministre libéral, président réformateur puis protecteur au nom du «quoi qu’il en coûte », les méandres des avatars d’Emmanuel Macron suivent un chemin difficile à lire, même si les exemples des parcours de François Mitterrand et de Jacques Chirac témoignent que ce grand écart idéologique n’est pas forcément un obstacle ni pour atteindre l’Élysée, ni pour y briguer avec succès un second mandat. Mais sans le tremplin régénérateur d’une cohabitation de combat, comment donner envie aux Français de renouveler un bail dont la première tranche a été heurtée, conflictuelle, souvent contradictoire ? Certes, la concurrence amène bien des citoyens à penser que les autres n’auraient guère fait mieux, et en ces temps d’abstentionnisme majoritaire, ce sentiment profite aux sortants et peut suffire à les maintenir en poste, comme l’ont illustré en 2021 les scrutins régionaux. Cependant, un tel pari de candidature « LR light » serait risqué pour une présidentielle, élection où « rien ne se passe jamais comme prévu ».

Muni de son équipe proche du casting du dernier roman de Houellebecq, Anéantir, avec Bruno Le Maire et Darmanin en personnages principaux, le second mandat Macron se présente-t-il comme la promesse de l’aube d’une reprise du remake avorté d’un second mandat de Nicolas Sarkozy, entre discours sécuritaire et achèvement des réformes néo-libérales, avec une coalition LR-« Maison commune » à la clé ? Ou bien le plus jeune président depuis Louis-Napoléon Bonaparte a-t-il tiré les leçons des crispations sociales provoquées par ses excès, et encore davantage, du succès global d’une gestion économique de la crise sanitaire très keynésienne ? Flattant les maires, rouages populaires et indispensables, redécouvrant l’utilité des corps intermédiaires et de l’État-providence, Emmanuel Macron pourrait être tenté, en pragmatique opportuniste, à l’instar du Mitterrand de 1988 et du Chirac de 1995, de proposer à des Français épuisés par le « jour sans fin » des contraintes de la pandémie, un air à la fois de « France unie » protectrice et de lutte contre la « fracture sociale » et environnementale, pour conjurer tous les risques de guerre civile attisés par les populistes, le tout mis en musique par la symphonie européenne. Un Hymne à la joie en 2022 ?

S’il faut terminer par l’ironie, aussi consubstantielle à la France que le talent des caricaturistes, revenons un instant à Coluche : si quarante ans de néolibéralisme des « Chicago Boys » ont entendu montrer que « les pauvres sont indispensables à la société à condition qu’ils le restent », en vérité, Pierre Desproges l’a fort bien dit : « les aspirations des pauvres ne sont pas très éloignées des réalités des riches ».

 

1 Sur cette notion floue et multiforme, voir le numéro de la revue Parlement[s], coordonné par Pierre Allorant et Walter Badier, « Le Progressisme existe-t-il ? », actuellement sous presse, à paraître le 3 février prochain aux PUR.

Commentaires

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  1. Bravo mon frère pour cette analyse toujours pertinente où ton sens de l’humour fait rebondir les bons mots sur les grandes heures de ces années partagées pour éclairer nos lanternes que de vieilles badernes pourraient nous faire prendre pour des vessies !

  2. Une analyse fine, minutieuse et objective. Une rédaction fluide et enjouée. Un régal. Merci Monsieur Allorant. Un papier de cette qualité mériterait mieux que la diffusion confidentielle de Mag Centre.

  3. Analyse fine, minutieuse et objective; c’est vrai, et il faut en remercier l’auteur. Mais enfin on peut aussi penser qu’un intellectuel peut se donner le droit d’être proposant, et pas seulement fin analyste. Pour ma part, je proposerais bien que Pierre Allorant, secrétaire général du comité d’histoire parlementaire et politique, mais aussi Président du cercle Jean Zay, prenne d’urgence l’initiative que ledit cercle Jean Zay organise une rencontre sur le thème “un programme commun de la gauche pour le présidentielles: quelles priorités, quelle stratégie dans l’urgence ?”. Bien sûr, l’histoire ne se répète jamais, mais on peut quand même s’interroger sur ce qu’aurait fait un homme comme Jean Zay dans les circonstances où nous nous trouvons: n’aurait il pas été proposant ?
    Philippe VERDIER

  4. Bravo et merci Pierre de nous faire partager ta fine analyse nécessaire pour dénouer les noeuds politiques que nous connaissons actuellement.
    C’est un souffle pour tenter de reprendre pied et ne pas lâcher prise.

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