La célèbre historienne, Annette Wieviorka, spécialiste de la Shoah était l’invitée ce mardi 30 novembre 2021 du Cercil-Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv d’Orléans. Elle est venue évoquer le centenaire d’Anne-Lise Stern, psychanalyste juive allemande, déportée à Auschwitz et qui a été la première à lier psychanalyse et camps de la mort.
par Sophie Deschamps
La venue d’Annette Wieviorka au Cercil d’Orléans est toujours un évènement. C’est donc devant un large public que cette historienne de renom, spécialiste de la Shoah et de l’histoire des Juifs au XXe siècle, a présenté le 30 novembre 2021 non pas l’un de ses livres mais celui d’Anne-Lise Stern Le savoir-déporté publié en 2004.
Un colloque sur la Shoah en 1996
Pour Annaïg Lefeuvre, directrice du Cercil, cette soirée était importante à plus d’un titre : « Nous avons pensé à Anne-Lise Stern cette année parce que nous fêtons les 30 ans du Cercil, et donc nous nous sommes posés la question des moments forts. Et parmi ceux-ci, le Cercil a organisé un colloque en 1996 La Shoah, témoignages, savoirs, oeuvres piloté par Claude Mouchard et Annette Wieviorka. Et lors de ce colloque Anne-Lise Stern a produit un texte très étonnant et très fort intitulé Sois déportée… et témoigne ! Car il faut se rappeler que dans les années 90, il y avait des zones de friction entre la parole du témoin et celle de l’historien.»
Une femme singulière à plus d’un titre et qui donc aurait eu cent ans cette année. Comme l’explique Annaïg Lefeuvre « c’est une femme qui est à la fois survivante d’Auschwitz et psychanalyste. Les deux sont indissociables et en même temps impossible à faire tenir ensemble et c’est ce qu’elle dit. Et enfin Annette Wieviorka l’a connue. »
Annette Wieviorka, l’un des premiers soutiens du Cercil a donc longuement évoqué le parcours singulier et la personnalité d’Anne-Lise Stern : « Je suis à chaque fois heureuse de parler d’elle parce qu’elle a été la première à évoquer dans le milieu des psys l’importance d’Auschwitz et de ses conséquences à la fois sur les déporté(e)s mais aussi sur leurs enfants, leurs petits-enfants et sur la société en général. »
« On pouvait parler de toute avec elle »
Une personnalité forte et surtout très libre : « On pouvait parler de tout avec elle, y compris sur sa déportation » explique l’historienne qui souligne « sa grande intelligence et sa capacité de penser ».
Anne-Lise Stern a aussi bien sûr écrit, dès son retour et plus tard : « Il y a un long texte écrit juste après la guerre qu’elle a appelé Textes du retour mais qui n’ont été publiés qu’en 2004 dans Le savoir-déporté. Elle remarque d’ailleurs dans ce livre que très peu de déporté(e)s sont devenu(e)s psychanalystes. Un savoir-déporté dont les psychanalystes se sont emparés très tardivement selon Annette Wieviorka « parce que les analystes sont comme les autres, ils ont suivi le mouvement général. Peut-être aussi parce que la psychanalyse étant née avant Auschwitz, le corpus des grands textes psychanalytiques date d’avant. Ainsi, Anne-Lise Stern explique qu’il a fallu attendre Lacan qui est venu après la Shoah pour renouveler la psychanalyse. » Un savoir acquis dans les camps et dont elle se nourrit durant son travail de psychanalyste fondé sur « un sens de l’urgence » et dont elle dit : « De là-bas me vient un sens de l’urgence, une passion de l’urgence dans le travail avec les enfants (…) que j’appelle le savoir-déporté – quand c’est le moment, c’est le moment ; un instant après c’est trop tard. »
Enfin, à propos du colloque de 1996, Annette Wieviorka est revenue sur le texte d’Anne-Lise Stern Sois déportée et témoigne ! pour dénoncer cette « injonction que certains déporté(e)s, dont elle, ont ressenti comme une violence. Ce refus de témoigner n’était pas selon moi de la pudeur mais la volonté de garder la maîtrise de sa propre vie et de sa propre parole. » Un texte fort, sans langue de bois, maniant l’humour noir et les jeux de mots comme le montre l’extrait suivant :
« Quoi, tu veux le savon et en plus l’argent du savon ? Tu veux le savoir sur le savon que tu as failli devenir et en plus l’argent du savon, du savoir sur tout ça ? C’est à nous qu’il appartient. Nous, nous savons, nous, les spécialistes, même si au fond nous voulons surtout : n’en rien savoir. »
aOu bien encore à propos de Claude Lanzmann, réalisateur de l’incontournable film documentaire Shoah : « Certains psychanalystes se félicitent : Claude Lanzmann aurait introduit un signifiant hébreu dans la langue française. Je soutiens le contraire : avant Shoah, le film, ce que les Israéliens désignaient par la Shoah restait pour eux-mêmes…de l’hébreu. Le mot, le nom Shoah, depuis ce film est devenu français en France, en Allemagne allemand, anglais en Amérique et en Angleterre. »
Biographie d’Anne-Lise Stern
Naissance à Berlin le 16 juillet 1921. Dès les premières exactions des nazis, sa famille quitte l’Allemagne en mai 1933 pour la France, à Blois d’abord puis à Tours et à Nice où elle se lie d’amitié avec Eva Freud (petite-fille du créateur de la psychanalyse).
Bien que naturalisée en 1938, elle arrive à Paris sous une fausse identité. Dénoncée, elle est arrêtée puis déportée vers Auschwitz-Birkenau le 13 avril 1944.
Elle rentre en France à Lyon le 2 avril 1945, après être passée par les camps de Bergen-Belsen, Buchenwald et Theresienstadt. Elle a alors 24 ans et durant l’été elle écrit les Textes du retour.
Devenue psychanalyste, elle travaille de 1953 à 1968 à l’hôpital de Bichat, puis à celui des enfants malades.
Dans le sillage de mai 68, elle anime durant quatre ans un “laboratoire” dans le quartier Bastille avec d’autres psychanalyses avec des séances accessibles à toutes les bourses.
En 1979, elle crée un séminaire pour contrecarrer le courant révisionniste et le nomme Camps, histoire, psychanalyse. Leur nouage dans l’actualité européenne. Il durera 30 ans.
Sortie en 2004 du Savoir-déporté.
Elle décède à Paris le 6 mai 2013, jour anniversaire de Sigmund Freud.
Photo de Une : Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah lors de sa venue au Cercil-Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv d’Orléans le 30 novembre 2021. Photo Antoine Lebrault