Pour la conférence de lancement des 24e Rendez-Vous de l’Histoire, le juriste Alain Supiot a magistralement administré une formidable leçon d’humanisme universel. En préambule, la mémoire de Samuel Paty a été honorée au travers la remise du Prix de l’initiative laïque à Gilles Roumieux, professeur d’histoire-géographie gardois.
Par Jean-Luc Vezon
Gilles Roumieux a reçu le Prix de la laïcité pour son livre de témoignages d’élèves suite à l’assassinat de Samuel Paty Photo Jean-Luc Vezon
« Samuel Paty fut un professeur ami des Lumières qui périt pour avoir partagé son idéal. La liberté de douter est le vrai ferment de la République ». Présent au côté de Jean-Noël Jeanneney, président des RDVH, le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand n’a pas manqué l’occasion dans un vibrant discours de rendre hommage à Samuel Paty assassiné par un islamiste le 16 octobre 2020.
Cet acte barbare a fait naître chez Gilles Roumieux, son collègue du collège Jean-Racine d’Alès, le projet de faire s’exprimer ses élèves de 3e et d’éditer leurs propos dans un fascicule ayant vocation à diffusé à tous les acteurs de la laïcité « pour faire battre le pouls de la démocratie et de la République ».
« Leur permettre de mettre des mots sur les maux m’a paru nécessaire dans la période troublée que nous traversons. Comment ne pas leur demander de réfléchir par eux-mêmes et de s’exprimer librement alors que l’on a porté atteinte à ce qui les construit, le professeur, et à ce qui les fonde, les valeurs de la république ? » a déclaré le lauréat lors de la remise du Prix de la laïcité par Eric Alary, nouveau président du Centre Européen de Promotion de l’Histoire qui organise l’évènement.
Après ces moments d’intense émotion, l’intervention d’Alain Supiot, juriste, spécialiste du droit du travail et de philosophie du droit, professeur émérite au collège de France a captivé l’auditoire de la Halle aux grains une heure durant.
Pas de paix durable sans justice sociale
« La juste répartition du travail et de ses fruits, l’exigence de justice ne cessent d’interroger les hommes. La violence n’est jamais une solution » dira d’abord Alain Supiot en multipliant les références sur cette quête depuis le philosophe grec Solon, en passant par le préambule de la constitution de l’Organisation internationale du travail en 1919 ou Simone Weil.
Alain Supiot a dénoncé le néolibéralisme et plaidé pour une vraie justice au travail Photo Jean-Luc Vezon
Alain Supiot est longuement revenu sur l’Etat social qui garantit la justice en octroyant des droits aux salariés. Mais, le retournement néolibéral de la fin du XXe siècle menace et met en péril ces constructions. La dérégulation sous l’égide de l’OMC ou les injonctions du FMI imposent l’ordre du marché. Se référant aux économistes Hayek ou Polanyi, Supiot analyse les mécanismes du retour du néolibéralisme qui s’appuient sur une pseudo gouvernance par les chiffres.
Symbole de cela, le travail ubérisé et le développement des plateformes, « nouvelles formes de servage ». « Les travailleurs font allégeance. On ne licencie plus, on les déconnecte » dira justement le conférencier. Pire, sous l’effet de la contractualisation, les luttes sociales s’éclatent en mille combats individuels, « solidarités identitaires » qui sont autant de luttes de reconnaissance selon Paul Ricœur.
Dans ce contexte, un espoir cependant, le 16 septembre dernier, le Parlement européen a voté une résolution imposant une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.
Plaidoyer pour une juste répartition des richesses
La dernière partie de l’intervention sera l’occasion pour Alain Supiot d’affirmer sa croyance dans une société plus juste où chacun a le droit de travailler, de trouver du sens dans son activité et de vivre décemment : « Il n’y a pas d’inutile au monde, de fatalité à donner un minimum vital ou des drogues douces ». Alain Supiot citera aussi Montesquieu pour qui « il faut que les lois divisent les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grosse aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ».
Pour l’auteur des livres « le travail n’est pas une marchandise » et « de la gouvernance par les nombres », il faut donc « remettre les marchés et les machines intelligentes à leur juste place de moyens au service de fins proprement humaine ».
« Nous devons créer un monde du travail respectueux de l’homme et de la nature où les travailleurs ont leur mot à dire » a conclut Alain Supiot convaincu que la vraie mondialisation, coexistence pacifique des cultures et d’une juste division du travail, peut s’imposer entre les idéologies destructrices de l’ethnocapitalisme et l’anarchocapitalisme libéral.