“Delta Blues” Julien Delmaire, Grasset.
Nous sommes en 1932, dans le delta du Mississipi. Fréquemment inondé par les crues du fleuve ; les chaleurs de l’été y sont insoutenables et les ouragans qui y sévissent presque chaque année, encore plus terribles. L’esclavage a officiellement disparu, remplacé par la ségrégation raciale et une exploitation légale et féodale d’une main-d’œuvre bon marché dans les champs de coton, alors que le Ku Klux Klan, en plein essor, s’adonne à la violence la plus abjecte.
Tandis qu’un meurtrier sans visage écume la région, Betty et Steve : personnages phares du récit, ne comptent que sur leur amour pour échapper à l’enfer.
Au fil des pages, on croisera d’autres comparses, et notamment, Bobby ; inspiré du légendaire Robert Johnson. Celui-ci affirmait qu’un soir très sombre, alors qu’il se promenait, il se perdit à un carrefour. Comme il commençait à s’endormir, une brise fraîche le réveilla, et il vit au-dessus de lui une ombre immense avec un long chapeau. Effrayé, incapable de voir le visage de cette apparition, il resta comme paralysé. Sans un mot, l’ombre se pencha, prit sa guitare, l’accorda, joua quelques notes divines avant de lui rendre l’instrument et de disparaître.
Ce récit fait écho à un autre personnage du roman, beaucoup moins réel, teinté de magie : Legba, divinité vaudou, aussi appelée “Maître des carrefours”, qui veille, tout au long du récit, sur chacun des protagonistes.
Le Blues reste, bien évidemment, le personnage principal de ce texte d’une poésie qui frise l’universel.
“Quand la ville s’éteint” Julia Pialat, JC Lattès.
Cobra est un gamin d’une vingtaine d’années, pur produit du quartier Strasbourg Saint-Denis à Paris. Entre l’épicerie de son père et le bar “Chez Jeannette”, il rêve de sortir son premier album de rap et de devenir une star. Lorsqu’il rencontre Chérif, ancien producteur de raï sur le retour, son destin bascule.
Une incroyable énergie se dégage de ce roman : celle du style virevoltant de Julia Pialat, de ses personnages hauts en couleur, de la pulsation propre à toutes ces musiques métissées et enfin, de ce quartier, à nul autre pareil ou bat le cœur du monde.
“Quand la ville s’éteint” met en valeur ces populations modestes et diverses qui font la richesse de nos quartiers, et pose la question de la gentrification des quartiers populaires des grandes villes, toujours aussi vivants, mais de plus en plus bobo, comme le formule si bien Cobra :
“En ce temps-là, Strasbourg – Saint-Denis bruissait encore de l’énergie chaotique des quartiers populaires. C’était peu de temps avant que le quartier se fasse sauvagement gentrifier la gueule. Les boucheries halal donnaient encore du tu aux coiffeurs algériens. Les blédards se réunissaient devant les magasins de téléphonie mobile détenus par des Pakistanais. On pouvait s’échanger des cigarettes trafiquées et des bananes plantains. C’était la grande époque des magasins alimentaires chinois et des tailleurs turcs. Les salons de coiffure afro avaient pignon sur rue. Salon de la tresse, Palais de la mèche, Prestige Beauté, Saint-Esprit Cosmétique, Gloire à Dieu coiffure”.
“Mise à feu” Clara Ysé, Grasset.
“Avant mes six ans, c’est le soleil.
Quelque chose de pur, de frais, de vivant.
Gaspard, l’Amazone, Nouchka et moi. Unis.
Jusqu’à l’incendie.”
Tout est dit dans le prologue : Nine la narratrice de six ans, Gaspard son aîné de deux ans, l’Amazone mère magnétique et Nouchka, personnage central et non moins original, décrite de la sorte : “On l’a découverte un jour sur le bord de la route, dans le Sud. Elle avait une aile cassée. On l’a recueillie, on lui a donné à boire, à manger, tant et si bien que Nouchka nous a déclaré, au bout de quelques mois, que nous étions sa nouvelle famille. Je dis « déclaré », oui. Nouchka est une pie, un oiseau entré dans notre vie à la faveur d’un joli hasard et il se trouve que, si nous l’avons accueillie, elle nous a appris, elle, à parler oiseau. Gaspard, l’Amazone et moi, on la comprenait. On lui répondait. On lui parlait.”
Tout ce petit monde vit en harmonie, jusqu’au drame : l’incendie qui sépare la famille et oblige l’Amazone à confier les enfants à Lord ; oncle inquiétant et violent.
Face à l’absence de leur mère, les enfants se consolent en lisant les lettres qu’elle leurs envoient et rêvent de ce jour où ils pourront enfin la rejoindre, dans leur maison d’enfance, qu’elle restaure dans le sud de la France.
“Mise à feu” est un roman initiatique du passage de l’enfance à l’âge adulte et une profonde réflexion sur la force de l’amour, l’amitié, l’absence, la fidélité et l’imaginaire.
Ce texte est également pétri de musique, avec “Wild is the wind” de Nina Simone comme fil conducteur.
Rosa Tandjaoui