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Date initiale de publication 24 avril 2021
La première avocate à être admise à plaider en France il y a 120 ans, en 1901, est née dans le Loiret, à Jargeau, le 22 avril 1862. Hommage à une combattante pour le droit et la justice, en particulier l’égal accès des femmes à toutes les professions, sujet auquel elle consacre sa thèse de doctorat en 1892.
Jeanne Chauvin L’Illustration, Décembre 1900
Jeanne au combat : une intellectuelle, fille de notable, pour l’égalité des droits
Fille de Marie Émilie Leseur et d’un notaire de Jargeau, Jean Cézary Chauvin, Jeanne, Marie, Marguerite Chauvin naît dans une famille bourgeoise éclairée. Bien qu’orpheline dès 16 ans, elle réussit à être l’une des premières femmes à obtenir ses deux baccalauréats Lettres et Sciences, avant de poursuivre sa formation par deux licences de philosophie et de droit. Sa conviction de l’égalité entre les sexes est au fondement de tous ses combats. Dès 1887 dans La Revue de France, Jeanne Chauvin affirme : « Les femmes sont les égales des hommes par le cœur et par le sentiment, par la pensée et par la raison […] Dans la civilisation moderne, la femme ne peut plus être rien alors que l’homme serait tout […] Philosophiquement et rationnellement, l’idée de l’égalité se conçoit et s’impose dans tous les domaines ». Bien que reconnue par son apport intellectuel aux combats féministes1, Jeanne Chauvin, à défaut de pouvoir plaider, donne alors des cours de droit dans différents lycées de jeunes filles parisiens.
La « Belle Époque » de la domination masculine : le doctorat en droit, oui, le barreau, non !
Première femme à obtenir un doctorat en droit en 1892, elle revendique dans sa thèse l’égalité pour la femme tant dans son éducation que dans l’accession à toutes les professions, privées et publiques. Lorsqu’elle se présente devant le jury, des étudiants envahissent la salle, chantent La Marseillaise et déclenchent un vacarme tel qu’il faut ajourner la soutenance. Elle est reçue docteur en droit à l’unanimité des membres du jury.
Jeanne Chauvin subit une discrimination patente par le refus de l’accès au barreau, en dépit de l’obtention brillante du diplôme le plus élevé des universités, après plusieurs accessits durant ses études, en droit romain comme en droit civil. Le paradoxe est d’autant plus flagrant que son sujet de thèse porte explicitement sur les origines des discriminations professionnelles au détriment des femmes et la situation contemporaine en droit français : L’étude historique des professions accessibles aux femmes (en droit romain) et Évolution historique de la position économique de la femme (en droit français)
Pionnière, Jeanne Chauvin l’est également dans sa stratégie médiatique pour faire avancer ses idées : elle n’hésite pas à mobiliser la tribune grand public de L’Illustration, magazine à très grands tirages, pour plaider sa cause et celle des femmes dans un article percutant du 16 juillet 1892 : « La mort d’une légende. Celle de la supériorité masculine et de l’abîme séparant les deux moitiés de l’humanité ».
Dans une étude critique et comparée de la jurisprudence française à l’égard de la « femme-avocat », Louis Maguette donne raison en droit à la requête de Jeanne Chauvin dans la Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en octobre 1897. Evoquant la question générale et d’actualité des « droits des femmes », il s’appuie sur l’autorité doctrinale de Maurice Hauriou pour estimer que « le progrès continue à se développer dans le sens dans le sens d’une émancipation de la femme dans l’organisation sociale ». La question de savoir si les femmes peuvent en France exercer la profession d’avocat est replacée dans l’histoire de l’exclusion du « sexe faible » des écoles de droit par la loi du 13 mars 1804 et du barreau par le décret du 14 décembre 1810 au nom de « la sauvegarde de l’honneur de la justice et de la protection des intérêts des justiciables ». Mais l’auteur s’interroge sur le lien établi entre l’exigence légitime de choisir les défenseurs parmi les personnes « capables, honnêtes, instruites, indépendantes » et la possibilité de refuser à une femme, munie d’une licence en droit, présentant des garanties de moralité, le droit de prêter serment d’avocat et son inscription au tableau de l’ordre. Or, à la différence d’Oxford, Cambridge ou Berlin, les universités françaises ont rendu accessibles aux femmes les formations en droit.
La première chambre de la cour de Paris statue négativement par son arrêt du 30 novembre 1897. En Belgique, Marie Popelin, également « doctoresse en droit », a mené en 1888 le même combat, auquel la Cour de cassation a opposé la volonté du législateur de réserver les fonctions de juge ou d’officier du ministère public aux hommes, assimilant ainsi toutes les professions judiciaires et les déconnectant de l’acquisition du grade nécessaire à l’accès à la profession. Très paradoxalement, la Cour de Paris accepte d’entendre oralement les conclusions de Jeanne Chauvin, mais lui refuse l’admission à la prestation du serment d’avocat, renvoyant au seul législateur le droit de modifier l’accès à cette profession libérale qui « participe, comme la magistrature elle-même, à un véritable service public » dont la femme est exclue. Or les femmes sont déjà associées à certains services publics (institutrices, professeurs, postières…) et la femme majeure non-mariée dispose de la capacité juridique. En dépit de la reconnaissance du bien-fondé des arguments juridiques de Jeanne Chauvin, Maguette conclut : « d’autres carrières que la vie judiciaire, âpre, compliquée, quelquefois malsaine, seraient meilleures pour leur légitime ambition et leur intrépidité d’allures ». Sans toutefois aller jusqu’à « lui imposer l’ancien dilemme « ou vie mondaine ou vie claustrale », dilemme meurtrier qui peut étioler l’efflorescence de sa personnalité, suspendre le progrès de son émancipation » !
La capacité des femmes mariées à disposer des fruits de leur travail
Jeanne Chauvin ne renonce jamais : féministe, elle demande aux parlementaires d’accorder à la femme mariée le droit d’être témoin dans les actes publics ou privés et d’admettre la capacité des femmes mariées à disposer des produits de leur travail dans une proposition de loi de 1893. En juriste aguerrie, elle défend la thèse selon laquelle la domination absolue du mari ne s’impose dans le Code Napoléon qu’en l’absence de contrat de mariage. « Au contraire les clauses les plus larges, les plus favorables à la liberté et à la capacité de la femme sont offertes à celles qui font un contrat de mariage ». Attentive aux conditions sociales, elle considère que la loi ne protège pas les intérêts de la femme, puisque cette indépendance pécuniaire est soumise à des frais d’établissement du contrat de mariage, inaccessibles à bien des femmes modestes. Pire, cette situation peut devenir une « cause de ruine et de misère pour la femme et les enfants » quand le mari, supposé meilleur gestionnaire par le législateur, s’empare de puis dilapide les revenus de son épouse. Or le « remède » de la séparation des biens est également coûteux et lent, excluant à nouveau les épouses pauvres, réduites à attendre une assistance judiciaire hypothétique et pas toujours efficace. La séparation de corps et le divorce seraient en conséquence les seules voies offertes aux femmes pour protéger leurs intérêts et ceux de leurs enfants.
Jeanne Chauvin a ici recours au droit comparé pour avancer une solution simple et pragmatique : assurer par la loi à la femme mariée la même protection qu’à l’épouse séparée de corps ou divorcée, à l’instar de la législation anglaise de 1860 et danoise de 1880. En outre, la docteure en droit s’appuie sur « le premier pas » accomplit dans ce sens en France par la loi du 9 avril 1881 sur les Caisses d’épargne postales qui autorise la femme mariée à ouvrir des livrets, placer et retirer des sommes sans l’autorisation de son mari. Il s’agit donc simplement d’étendre la capacité de l’épouse à disposer des fruits de son travail. Jeanne Chauvin pointe à juste titre la contradiction du droit positif français entre la capacité reconnue à placer son argent, mais sans la protection du droit à toucher ses revenus. Elle préconise des modifications ponctuelles du Code civil, principalement de l’article 217 en y ajoutant : « Néanmoins, la femme mariée a seule le droit, et sans l’autorisation du mari ni de la justice, de toucher le produit de son travail ou de son industrie personnels, et d’en disposer à titre gratuit et onéreux ».
L’accès tardif au barreau : Maître Jeanne Chauvin, avocate à la Cour d’appel de Paris.
Le combat de Jeanne Chauvin pour l’égalité d’accès à la profession d’avocat aboutit enfin au tournant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en particulier grâce au soutien de son frère cadet Émile, né à Provins en 1870, lui aussi double licencié, en droit et mathématiques, puis docteur en droit, avocat à la cour d’appel de Paris et maître de conférences à la faculté de droit de Paris avant d’être radié pour ses idées avancées, major à l’agrégation de sciences économiques, député radical-socialiste de la Seine-et-Marne de 1902 à 1909 avant de reprendre ses enseignements à l’école de droit d’Alger, qui accompagne tous ses combats. Il est collègue au Palais Bourbon du député socialiste, l’avocat René Viviani, qui porte la proposition de loi autorisant les femmes à devenir avocates, votée par les députés le 30 juin 1899, mais par le Sénat le 1er décembre 1900. Poincaré ou encore le député d’Eure-et-Loir et ancien sous-préfet de Dreux Paul Deschanel ont soutenu son combat. Jeanne Chauvin peut enfin être inscrite au tableau de l’ordre des avocats de Paris : elle prête serment le 19 décembre 1900, la deuxième femme, 14 jours après Olga Petit, et devient la première avocate de France à plaider en 1901.
Une reconnaissance tardive et encore incomplète
Si son collègue avocat Raymond Poincaré, président du Conseil, lui rend hommage dès janvier 1926 en la nommant Chevalier de la légion d’Honneur, huit mois avant son décès de la variole, la postérité et la reconnaissance ont été longues à venir. Plusieurs rues portent le nom de Jeanne Chauvin à Aix-en-Provence, à Paris dans le 13e, à Toulouse, à Provins où elle est morte le 28 septembre 1926. Le conseil municipal de Rennes a décidé en décembre 2017 d’ouvrir une place-jardin Jeanne Chauvin. La faculté de droit Paris Descartes lui a rendu hommage en donnant son nom à sa bibliothèque universitaire du site de Malakoff en 2018 ; tardivement, la faculté de droit de l’université d’Orléans a reconnu sa trace majeure en donnant son nom à l’atrium qui dessert ses amphithéâtres en avril 2019, sur proposition de Sophie Renault et du doyen au conseil de gestion et après un vote des étudiants. Un panneau de l’exposition du CESER Centre-Val de Loire « Conquête de l’égalité » a été consacré à « l’avant-gardiste ». La récente série française Paris Police 1900 a mis en scène Jeanne Chauvin dans une vision très originale et romancée, à côté du préfet Lépine et de l’inspecteur Jouin…
Une rue d’Orléans, par exemple sur le nouveau campus Madeleine, s’honorerait à porter haut le nom de cette avocate pionnière et à la faire connaître en particulier aux nombreuses étudiantes et aux étudiants qui se destinent aux professions juridiques et judiciaires.
Pierre Allorant
Pour aller plus loin :
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Jeanne Chauvin, Étude historique des professions accessibles aux femmes, thèse de doctorat en droit, Paris, Giard et Brière, 1892.
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Jeanne Chauvin, Proposition de loi sur la capacité des femmes mariées à disposer des fruits de leur travail ou de leur industrie personnels par Mlle Jeanne Chauvin, docteur en droit, publications de l’avant-courrière, 1893, 5 p. [Gallica].
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Jeanne Chauvin, Cours de droit professé dans les lycées de jeunes filles de Paris, Giard et Brière, 1895.
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Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek, Ces femmes qui ont réveillé la France, Paul Gide, Étude sur la condition privée de la femme, Esmein, Larose, 1885.
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Jacques Lourbet, La femme devant la science contemporaine, Félix Alcan, 1896.
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L. Maguette, « De l’admission des femmes au barreau », Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence, octobre 1897, p. 554-568.
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Signorel, La femme-avocat, Toulouse, 1894.