Christine Romero : Un territoire est une construction culturelle, politique, sociale ; en aucun cas, il ne peut être considéré comme « donné » : il est produit. Il peut être défini comme une forme spatiale de la société qui permet de réduire les distances à l’intérieur et d’établir une distance infinie avec l’extérieur, par-delà ses limites. La proximité entre les éléments qu’il contient peut être qualifiée de solidarité ; la distance avec les éléments situés à l’extérieur est ce qui permet de le distinguer comme unique.
Tout comme un territoire d’AOC distingue les productions qui sont à l’intérieur de celles qui sont à l’extérieur. L’identité territoriale est la mise en mots de la proximité entre les éléments, de ce qui fait lien entre eux. Par exemple, quand on affirme que la Touraine, par son climat tempéré et la douceur de ses paysages, est le lieu d’un véritable art de vivre et du français le plus pur, on formule une identité suggérant l’élégance et un haut degré de qualité, que l’on argumente par des éléments concrets, judicieusement choisis, ici le paysage et le climat, qui l’illustrent de manière pratiquement métaphorique.
Magcentre : Quel est l’intérêt d’avoir une identité territoriale reconnue ?
Christine Romero : Etre dotée d’une identité apporte à une région une valeur ajoutée. Si de dire « Je suis de la Région Centre-Val de Loire » évoque une image positive à son interlocuteur, c’est un plus. Cela valorise et distingue le locuteur sans qu’il soit besoin d’un long discours. Une identité territoriale notoire valorise les produits et les acteurs du territoire, parant chaque élément des qualités de l’ensemble.
Magcentre : Un territoire peut-il être géré comme une marque ?
Christine Romero : C’est souvent un objectif, même inconscient. Parler de « marque » concernant un territoire est relativement récent. Le terme renvoie aux techniques de marketing mises au point dans le monde de l’entreprise. La démarche a été reprise et adaptée à d’autres organisations, comme les collectivités territoriales et les associations. A l’instar de Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, les collectivités œuvrent spontanément à ce que leur territoire soit notoire et se distingue des autres. Elles y travaillent d’autant plus dans un contexte concurrentiel, où il s’agit d’attirer des entreprises, de la population, des emplois, de la richesse.
Le fait que le territoire soit identifié, à l’instar d’une marque, en fait un argument pour tout ce qu’il contient : ses habitants, ses activités, ses produits, etc. Son image devient une métaphore de ses éléments. La pratique consistant à utiliser des éléments concrets d’un territoire, des éléments vérifiables et indiscutables, pour faire preuve de la qualité des habitants, des produits, des savoir-faire, est ancienne ! Avant même que n’existe la notion de « marketing territorial », l’idée que les montagnards sont des gens robustes, travailleurs, était un cliché justifié, comme par évidence, par la dureté du milieu physique dans lequel ils vivent. Il y a beaucoup d’exemple de ce type de clichés : le climat porterait les Espagnols à la passion et à la fougue, les peuples sud-américains à l’emballement révolutionnaire. Il n’est pas dommageable que l’Etat espagnol utilise la couleur rouge dans ses documents de promotion touristique ; il est plus gênant d’entendre de doctes politologues justifier certains régimes despotiques par le fait qu’ils seraient seuls garants de stabilité dans des régions dont le climat aride rendrait, « par nature », les populations rebelles et violentes !…
Magcentre : Existe-t-il un authentique sentiment d’appartenance territoriale en Région Centre Val de Loire ?
Christine Romero : Faute d’enquêtes scientifiques sur le sujet, je ne me prononcerai pas sur le sentiment d’appartenance territoriale des habitants de Centre-Val de Loire. Ce que je peux affirmer, par contre, c’est que toute identité régionale relève d’une construction artificielle, en ce sens qu’elle est un discours construit. Elle est une mise en mots, pratiquement une « mise en mythe » du territoire. Celle-ci apparaît conforme avec la réalité vécue par les individus et les acteurs qui se l’approprient. Elle est donc artificielle, puisque construite par un discours, mais, quelque part, elle ne fonctionne que si elle est perçue comme cohérente avec les représentations et le vécu des acteurs. Toutes nos connaissances ne sont-elles pas tout aussi artificielles du moment qu’elles ne peuvent s’exprimer autrement que par un discours construit ?
Magcentre : La diversité de la Région Centre-Val de Loire est-elle un inconvénient ?
Christine Romero : Parmi les handicaps prêtés à la Région Centre-Val de Loire, le plus fréquemment avancé est celui de sa diversité. Cette Région n’aurait aucune unité physique, aucune unité historique. Or, la diversité n’empêche pas l’unité1. La preuve: la France est diverse, mais dire « Je suis français » a un sens. Il en est de même pour l’Europe : pas d’unité physique, mais une indéniable unité culturelle.
L’Histoire regorge de faits témoignant du besoin de diversité, de la quête d’altérité des individus et des sociétés. Comment expliquer la Route de la Soie, sinon par le désir des épices que l’Occident ne produisait pas ? Comment expliquer la conquête des Amériques, sinon par la quête de l’Eldorado, puis par la demande européenne de coton, de sucre, etc. ? La diversification de leurs ressources en matières premières est l’une des raisons majeures de la course aux colonies menée par les Européens au XIXe siècle. A l’échelle des individus, le tourisme est une activité dont le moteur est la quête de la différenciation, de l’altérité. Ce n’est pas la diversité qui empêche un espace de « faire territoire »… Ce peut être au contraire un atout majeur ! Notre Région, si proche de la métropole parisienne et si proche du Massif Central, est un territoire de choix pour des individus se vivant « la tête dans la métropole et les pieds dans le terroir ». La Brenne, le Perche-Gouët, le Boischaut, sont des exemples d’espaces ainsi investis en Région Centre-Val de Loire.
Magcentre : Comment mieux fédérer les deux métropoles Orléans et Tours ?
Christine Romero : Question difficile à laquelle je n’ai pas de réponse assurée. Une identité ne peut être formulée que si les acteurs ont une même représentation de leur destin et se projettent ensemble. Ce n’est pas le cas du moment que certains se projettent hors du territoire, vers le Grand Ouest, cependant que d’autres se vivent sur un territoire dont l’un des axes structurants est certes clairement Est-Ouest mais dont l’autre est, tout aussi clairement, Nord-Sud…
Propos recueillis par Jean-Paul Briand