[Mag Dossier] Fin de vie pour l’ENA ? #1

Égratigné sur sa gestion hasardeuse de la crise sanitaire, du retard à reconnaître l’utilité du port du masque au cafouillage sur l’approvisionnement en vaccins, Emmanuel Macron vient d’annoncer la « suppression de l’ENA », ce symbole du creuset des élites administratives et politiques françaises dont il incarne la quintessence. Deux ans après le mouvement des gilets jaunes, au moment où le rival Edouard Philippe, très lié à la haute fonction publique (de Frédéric Mion à Marc Guillaume), revient perturber les plans du président pour sa réélection, ce sacrifice contribuera sans doute peu à redonner confiance à l’électorat populaire, en particulier aux jeunes non-diplômés, premières victimes sociales de la pandémie et désormais bastion du vote lepéniste. Cette suppression en trompe-l’œil améliorera-t-elle la démocratisation de l’accès aux postes de direction de l’Etat, objectif déjà affiché en 1945 par les fondateurs de l’École Nationale d’Administration ?

Petit voyage, en trois étapes, dans la longue histoire de l’École de formation des élites administratives, où l’on découvrira que cette idée a été profondément ancrée en Val de Loire, de Louis-Antoine Macarel à Michel Debré, en passant par Jean Zay.

#1. L’ENA avant l’ENA. Rationaliser et démocratiser la formation des hauts fonctionnaires au XIXe siècle

La question de la formation et du recrutement des élites est ancienne et avant 1789 existe déjà une grande école qui va fournir le modèle très français de l’excellence par le concours de recrutement : l’école des Ponts et Chaussées fournit des ingénieurs de grande qualité à l’État monarchique. Avec la Révolution française, l’École Normale Supérieure et Polytechnique viennent s’y ajouter, mais demeure l’idée qu’il manque l’équivalent de ces grandes écoles pour la formation des cadres dirigeants de l’administration, en dépit de la réouverture des facultés de droit fermées en 1793.

Si l’Empire puis la Restauration se satisfont de laisser au bon vouloir de l’exécutif national et aux recommandations familiales le choix des préfets comme des ambassadeurs, la « boîte à idées » d’une réforme modernisant et objectivant ce recrutement est avancée par le grand Stendhal, excellent connaisseur de l’administration, puis par Cuvier en 1821, et au début de la monarchie de Juillet par Louis-Antoine Macarel, enfin par Salvandy en 1846, avant sa réalisation en 1848 par Carnot sous la Seconde République.

Stendhal et le projet libéral d’un « collège des Pairs », école politique d’élite à Paris

L’opposition libérale, critique des aspects réactionnaires de la Restauration, a été la première avec Stendhal à prôner la création d’une école d’administration. Henri Beyle, après avoir été sur le point d’obtenir une préfecture de son protecteur Beugnot, présente un projet original : créer un « collège des Pairs » qui compléterait l’enseignement du droit grâce à une formation en économie politique qui se substituerait à l’apprentissage pratique de l’auditorat au Conseil d’État, dont le vivier est trop étroit pour sortir du favoritisme traditionnel au sein d’une même couche sociale.

Avec son ami ingénieur des Ponts Crozet, Stendhal entend recruter dans chaque département la nouvelle aristocratie par l’amalgame du mérite et de la fortune. Il rédige même, avec soin et humour, le règlement intérieur de cette école de politique, calquée sur le fonctionnement de Polytechnique, et destinée à façonner non seulement les administrateurs de demain, mais aussi les législateurs. Histoire, idées politiques, droit constitutionnel, mathématiques, latin forment les matières de base. Mais Stendhal y ajoute la libre lecture de « tous les journaux sans aucune exception », des galops d’essai réguliers pour l’apprentissage de la prise de parole en public et la remise d’un rapport de stage d’au moins une centaine de pages à défendre devant un jury.

Dans son esprit, la grande école devra répondre au désir des jeunes provinciaux de talent de fuir leur petite « patrie-prison » étriquée dans laquelle ils végètent intellectuellement pour rejoindre le creuset parisien des hautes fonctions publiques, de l’esprit et du pouvoir. Mais ce type de projet méritocratique se heurte à deux types de critiques : celle des traditionalistes qui dénoncent un forçage éducatif à but partisan, et celle venue des fonctionnaires « d’en bas », qui craignent d’être écartés de tout espoir de promotion du fait d’une filière d’élite, fabrique de « nouveaux mandarins » sélectionnés sur leur culture générale et leurs usages mondains hérités.

Le publiciste orléanais Macarel et son école spéciale des sciences politiques et administratives 

À partir d’un projet pionnier concocté pour moderniser la formation des administrateurs égyptiens, l’Orléanais Louis-Antoine Macarel, père fondateur du droit administratif, le plus fécond et « le plus créateur » selon Maurice Hauriou, envisage de mettre en place à Paris, « sous les yeux du gouvernement », une véritable « école spéciale des sciences politiques et administratives ». Le point de départ de ce projet est l’étonnement devant le contraste entre la qualité savante des formations délivrées en droit, médecine, lettres ou sciences, et la négligence à enseigner « la science du gouvernement des hommes ». La nouvelle école devra en conséquence compléter et à dépasser l’étude des branches du droit par l’apprentissage de l’économie politique, de la statistique générale, de l’histoire et de l’éloquence parlementaires et de l’administration générale, entendez la compréhension des « relations respectives des gouvernants et des gouvernés » afin de satisfaire les besoins en « subsistance publique, instruction publique, sûreté générale ». Il s’agit, au cours d’une scolarité de trois ans, de former ces jeunes à la « science sociale », afin de fournir aux administrations, aux chambres législatives et aux ministères des « auxiliaires beaucoup plus éclairés ».

La Seconde République au Front Populaire : l’ENA de 1848

Hippolyte Carnot par Nadar

Ces projets, inspirés des idées saint-simoniennes, aboutissent sous la Seconde République de 1848 avec le polytechnicien jacobin, Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique du Gouvernement provisoire et fils de l’organisateur de la victoire sous la Révolution française. Les républicains « quarante-huitards » entendent rompre avec les « capacités » bourgeoises des monarchies censitaires et avec le «tripotage » du népotisme et des recommandations, en dotant la République, désormais dotée du suffrage universel masculin, d’élites de l’intelligence : « Sous le régime de l’égalité, il ne saurait y avoir d’autre titre aux fonctions publiques que le mérite. Il faut donc que ce mérite soit mis en demeure de se produire dès l’ouverture de la carrière ». Cette priorité de Carnot aboutit dès le 8 mars au décret créateur qui stipule : « Une école d’administration destinée au recrutement de diverses branches d’administration dépourvues d’écoles spécialisées sera établie sur des bases analogues à celles de l’École polytechnique ».

Le concours de recrutement de la première promotion se tient en mai-juin 1848, avec un grand succès d’affluence, le jury sélectionne 152 élèves sur les 865 candidats. Mais la réaction de la coalition conservatrice est rapidement victorieuse : les mandarins des facultés de droit, le Collège de France, les administrations et le Conseil d’État s’offusquent de leur dépossession et obtiennent de la droite cléricale du parti de l’Ordre, incarnée par le comte de Falloux, la suspension des cours puis le vote à l’Assemblée de la suppression de l’école dès août 1849. Comme l’écrivait Vincent Wright, « La tendance naturelle des gens qui occupent les emplois les plus élevés est de plaider en faveur du système qui leur a permis d’atteindre ces positions ».

Toutefois, les fonctionnaires moyens ou modestes ont également pesé pour la suppression de l’ENA, dressant le parallèle entre le refoulement des sous-officiers de l’Armée dans les rangs inférieurs et le risque pour la « plèbe administrative » des 190 000 employés civils d’être reléguée à vie par les « places d’état-major » réservées d’emblée aux élèves rattachés au Collège de France, sortis de « l’école des hommes d’État » et disposant d’un passe-droit administratif à vie.

Pierre Allorant

Pour aller plus loin :

  • Vida Azimi, « De la formation des administrateurs égyptiens à un projet pionnier « Sur la nécessité de créer une Faculté des sciences politiques et administratives, ou du moins une cole spéciale à Paris. Louis-Antoine Macarel, 1832 », La Revue administrative, 2011, mars-avril (386), p. 79-85.

  • Pierre Allorant, « Stendhal ou le préfet libéral contrarié, témoin privilégié de l’administration française », Mémoire de master d’histoire du droit, Université de Poitiers, 2005.

  • Pierre Allorant, « Les boîtes à idées de la réforme de l’administration territoriale française, de la Restauration à Poincaré (1822-1926) », numéro spécial de Parlement(s). Revue d’histoire politique, 2013/2 (n° 20), p. 89-104.

  • Christophe Charle, Les hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle , collection Archives, Gallimard/Julliard 1980, 268 p.

  • Jean-Noël Jeanneney, « L’ENA de 1848 », L’Histoire, la liberté, l’action, Œuvres 1977-2012, « Opus », Seuil, 2013, p. 413-420.

  • Guy Thuillier, « Le collège des Pairs de Stendhal », La Revue administrative, mai 1965, p. 256 et s.

  • Guy Thuillier, Témoins de l’administration. De Saint-Just à Marx, Berger-Levrault, 1967, chap. IV, « Stendhal, Cuvier et l’École nationale d’administration », p. 96 et s.

  • Guy Thuillier, « L’ENA. avant L’ENA : L’École spéciale des sciences politiques et administratives de Salvandy (1846) », La Revue administrative, n° 207, mai-juin 1982, p. 249-257.

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