Valéry Giscard d’Estaing, plus jeune Président élu de la Cinquième République avant Emmanuel Macron, est mort un 2 décembre 2020 à Tours. Cette date bonapartiste (le sacre de Napoléon Ier, la victoire d’Austerlitz, le coup d’État de son neveu le Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte) convient fort mal à un Président résolument libéral, centriste et européen, désireux de marquer son époque par sa modernité et qui cultivait un lien particulier avec le territoire de l’ancienne province de l’Orléanais.
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Un Orléaniste sous la République gaullienne
Le grand historien des droites en France, René Rémond, analyste vedette des soirées électorales sous Giscard, a défini la droite libérale et bourgeoise orléaniste comme celle de la « résistance » aux extrêmes, du « juste milieu », qui « finit par faire de cette position moyenne qui lui a d’abord été imposée par ses adversaires, sa raison d’être et sa justification ».
À la suite de son modèle politique, Raymond Poincaré, revenu à la tête du gouvernement après un mandat à l’Élysée, et de son mentor à la fin de la Quatrième République, Antoine Pinay, Valéry Giscard d’Estaing a profondément incarné ce centre-droit ouvert au monde et à la modernité, tout en renouvelant ses formes de communication politique.
Maniant le paradoxe, cet héritier, issu de la grande bourgeoisie auvergnate de Chamalières, prolongeant les mandats de son grand-père Agénor Bardoux, influent élu de la Troisième République, a su rompre avec son milieu dès sa jeunesse en quittant les bancs confortables du lycée Janson de Sailly pour s’engager et participer à la victoire sur l’Allemagne nazie, lui, le natif de Coblence à qui l’on reprochera parfois plus tard d’être un nouvel « émigré » au sens des nobles fuyant la Terreur.
Fort de ses succès universitaires (l’X, « le rêve de toutes les mères » pour Flaubert, puis l’ENA), sûr de ses capacités intellectuelles et de son don de la pédagogie des chiffres budgétaires et des lettres de la communication moderne, Giscard brille vite dans le monde politique, dès 1956 où il partage avec le poujadiste Jean-Marie le Pen et André Chêne, député communiste du Loiret, le titre de plus jeune député de France à 30 ans. Tout observateur voit immédiatement que l’avenir gouvernemental lui appartient, voire davantage s’il sait surmonter son problème avec le peuple perçu par le général de Gaulle. Ironie de l’Histoire, son parcours fulgurant rappelle celui, sous la IVe République, du jeune François Mitterrand, son aîné de dix ans et futur double adversaire présidentiel flamboyant des débats télévisés de 1974 et 1981, Rastignac lettré venu naturellement d’Angoulême, alignant les participations gouvernementales et les conquêtes féminines.
L’un des nombreux paradoxes de Giscard, en plus de ses tentatives sincères et désespérées de « faire peuple », est d’avoir incarné brillamment la famille libérale orléaniste sous le régime présidentialiste hérité du général de Gaulle, issu de la tradition bonapartiste, référendaire voire plébiscitaire. Moderniser les institutions, les rendre plus simples, à l’instar des modèles parlementaires européens, relevait de la gageure : n’est pas « Président normal » qui veut, en 1974 comme en 2012.
La France unie par l’Europe réconciliée
Précisément, cette Europe, il l’a passionnément voulue, y inscrivant incontestablement sa trace monétaire (l’écu précédant l’euro) et politique (le Parlement européen élu directement). Cette marque a été d’autant plus pérenne que son rival et successeur François Mitterrand, si différent dans son rapport au pouvoir et au temps, a partagé cet axe majeur et cette conviction : le rayonnement historique de la France ne pourra s’exprimer pleinement au XXIe siècle qu’à travers le porte-voix continental européen, solide sur son socle : l’amitié indéfectible avec l’ennemi d’hier, de la nouvelle « Guerre de Trente ans » (1914-1944), cette réconciliation qui a pris les traits de l’amitié personnelle avec les deux Helmut, le chancelier social-démocrate Schmidt pour VGE, le chrétien-démocrate Kohl pour l’ancien prisonnier de guerre Mitterrand.
« Gouverner la France au centre » pour « Deux Français sur Trois »
Et c’est sur ce consensus central des grands partis de gouvernement sur l’ambition européenne que Giscard a misé en politique intérieure, d’abord pour fracturer l’union de la gauche, détacher les masses ouvrières communistes de l’alliance électorale avec le nouveau PS d’Épinay, puis après le traumatisme personnel jamais surmonté du 10 mai 1981, afin de rassembler « 2 Français sur 3 », ces classes moyennes aspirant au progrès matériel et à emprunter l’ascenseur social. L’auteur de Démocratie française, le créateur de l’UDF, fédération destinée à rééquilibrer la droite et à contrer la « résistible ascension » de Jacques Chirac, a sans cesse parlé de rassemblement (européen, de la droite et du centre, des Français) et pourtant, peu de noms ont autant fracturé leur camp et clivé l’opinion, jusqu’au paroxysme du « tout sauf Giscard » de 1981, cet improbable arc-en-ciel de la détestation de sa pratique du pouvoir unissant des « gardiens du temple » gaulliste (Michel Debré) et pompidolien (Marie-France Garaud) au seul « vrai candidat anti-Giscard », le truculent Georges Marchais, sur fond de meurtrissure du scandale des diamants de l’encombrant et pseudo-impérial « cousin Bokassa ».
Une relation singulière à l’Orléanais et aux fêtes de Jeanne d’Arc, de 1970 à 1979
Amoureux de Maupassant, l’académicien Giscard, souvent malheureux dans l’exercice sentimentalo-littéraire, a aimé le Val de Loire de Genevoix, les chasses à Chambord et en Sologne, encore évoquées avec érudition en juin 2017 pour la réouverture du musée de la chasse à Gien, le Perche à Authon par la famille de son épouse Anne-Aymone, véritable « régionale de l’étape », à laquelle il délègue même le 8 mai 1975 l’honneur d’être la première femme à présider les fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans. La formule d’importation « Première dame » est encore peu utilisée, mais « l’année de la femme » prend cette incarnation redoublée par un discours féministe inattendu pour ceux qui en étaient restés au souvenir du rôle de figuration tenu au coin du feu par l’épouse d’apparence si traditionnelle, lors des vœux présidentiels du 31 décembre 1975, enregistrés avant le dîner de Réveillon à Saint-Marceau. Reprenant le flambeau déjà porté par son mari en 1970, invité en tant que ministre de l’Économie et des Finances par Roger Secrétain, Anne-Aymone Sauvage de Brantes entend « associer les femmes françaises à l’hommage à la plus illustre de tous les temps », salue ce pays, cette « France (qui) se présente à elle-même dans la personne d’une jeune femme » et affirme que « le souvenir de Jeanne d’Arc n’est pas de ceux qui divisent, mais de ceux qui rassemblent », thématique systématiquement reprise depuis, tant par les maires que par les invités, pour délégitimer la captation d’héritage opérée nationalement par la firme lepéniste. Sous une pluie battante, Madame Giscard d’Estaing accompagne le maire radical René Thinat, entre bain de foule et douche collective, au moment où son présidentiel époux annonce au Conseil européen que la France ne fêtera plus la victoire du 8 mai 1945 « afin d’organiser en commun l’avenir pacifique du continent »…
Le 8 mai 1979, c’est donc en habitué et en voisin que VGE vient présider le 550e anniversaire de la Libération de la ville, invité et reçu par le Sourcien Gaston Galloux, sur fond de second choc pétrolier, de révolution en Iran et, à Orléans, de chantier de construction du musée et des cités administratives aux abords de la cathédrale. Le discours présidentiel prononcé dans l’hôtel Groslot martèle à nouveau sa foi européenne, la conviction qu’il faut « garder le souvenir pour préserver la Paix en Europe », relevant la « coïncidence des deux victoires » des 8 mai 1429 et 1945, symbole de « la France immuable comme la Loire majestueuse », dont les bords ont été si longtemps le « centre politique, administratif et culturel de la France ». Giscard le modernisateur, volontiers réformateur du protocole et des symboles républicains, loue à l’inverse ce jour-là la « fête de la tradition », et parle ainsi de lui, de son rapport au 8 mai : « C’est en effet en ami, et presque en habitué, que le président de la République vient parmi vous aujourd’hui ».
Au centre coule une rivière, un fleuve royal pour éternelle demeure
Que reste-t-il de tout cela, de ces voix de fêtes et de discours qui courent encore dans les rues de la cité ? Comme dans une complainte du grand Trenet, ou au creux d’une balade douce-amère de la grande Anne Silvestre, la voix des femmes au tournant du « moment Giscard », « une photo, vieille photo de ma jeunesse » ? De quoi savourer « Née sous Giscard », ce spectacle délicieux de Camille Chamoux. Non, VGE n’a pas encore trouvé sa place dans la mémoire nationale, entre nostalgie d’une « Belle époque » d’avant-crise sous le débonnaire Pompidou et ombre écrasante du double septennat de François Mitterrand. D’autant que deux de ses combats d’après le pouvoir ont été contestés ou avortés : l’adoption du quinquennat, rendue responsable de l’accélération du rythme politique et de l’absence de temps de recul des présidents du XXIe siècle, et le projet de constitution européenne, repoussé en 2005, qui eut pour contrecoup orléanais de l’inciter à renoncer durant la campagne référendaire à l’invitation de Serge Grouard à une nouvelle présidence des fêtes johanniques.
Entre le pouvoir et la vie, Valéry Giscard d’Estaing a longtemps semblé choisir les fastes et les joutes politiques, caricaturé en faux Louis XV et vrai « mal-aimé » en fin de mandat. Ces derniers temps, le drame de la perte de sa fille et le déclin de l’âge l’ont ramené vers la souffrante humanité, à l’instar de son adversaire de toujours depuis 1976, Jacques Chirac et la tragédie de sa fille Laurence. Qu’il paraît déjà loin, le temps des pics verbaux au Conseil constitutionnel sous le regard amusé du président Jean-Louis Debré ! Est désormais venu le temps retrouvé de la paix des braves et le repos dans le jardin de la France, en ce Vendômois qui restait au « dauphin si gentil », et désormais à l’Auvergnat qui a choisi sans façon le Val de Loire, ce Loir-et-Cher centriste de cœur, de Pierre Sudreau à Jacqueline Gourault, « cœur de France » de Maurice Dousset. Bienvenu aux « Champs-Élysées illuminés de la France ». Au revoir…
Pierre Allorant