Quand les Mémoires ont rendez-vous avec l’Histoire

Quand les Mémoires ont rendez-vous avec l’Histoire

Alors que s’approche le moment privilégié des échanges féconds et stimulants dans le cadre magnifique de la Halle aux grains de Blois, le président du Conseil scientifique des Rendez-vous de l’Histoire, l’ancien ministre de François Mitterrand, l’historien Jean-Noël Jeanneney, publie le premier volume de ses Mémoires sous le titre Le rocher de Süsten. Mémoires. 1942-1982. Les nombreux fidèles de l’émission hebdomadaire « Concordance des temps » sur France Culture retrouveront ici avec grand plaisir le ton savoureux, aussi savant que ponctué de traits d’humour, de l’ancien président de Radio France.

Jean-Noel Jeanneney au colloque des 150 ans de la République organisé par le Comité d’histoire parlementaire et politique à l’hôtel de Lassay vendredi 4 septembre 2020. Photo Magcentre

Le titre, a priori énigmatique, fait référence à un accident mortel au col du Süsten en août 1960 auquel échappe de peu le jeune étudiant, événement propice à « l’histoire contre-factuelle », à la vogue contemporaine de l’uchronie : « et si… » cela c’était passé autrement ? Par bonheur, le hasard fait bien les choses, même si l’enfance rencontre le tragique et le chagrin paralysant de la mort d’un petit frère, la famille nombreuse et l’affection enveloppante de quatre sœurs assurent à l’ainé des garçons des temps heureux et la confiance en soi indispensable à la projection vers son avenir.

Dès l’enfance, « politique d’abord »

Né dans une dynastie de grands serviteurs de la République – la Troisième pour son grand-père Jules, dernier président du Sénat de « la plus longue des Républiques », la Cinquième pour son père Jean-Marcel, universitaire happé par les ministères par passion pour le général de Gaulle – Jean-Noël Jeanneney commence naturellement par un portrait de groupe de ses ascendants familiaux, maternels et paternels, au sein d’un milieu marqué par le souci de l’excellence intellectuelle – les femmes comme les hommes – et par le « Politique, dès l’enfance ».

Il se situe fort loin du « politique d’abord » de Maurras, à rebours des valeurs des différentes lignées : son père Jean-Marcel Jeanneney, si proche de lui jusqu’à son décès à 100 ans en 2010, est le fils choyé du « bras droit » de Clemenceau en 1917-18, ministre d’Etat à la Libération, et de son épouse, Lucie Jozon, issue d’une famille de républicains sous le Second Empire, fille du vice-président du conseil des ponts-et-chaussées et nièce d’un député gambettiste cofondateur de la Société de Législation Comparée.

Du côté maternel, Marie-Laure Monod, avocate contrainte à son rôle d’épouse au foyer et de mère de famille nombreuse, appartient à la grande famille d’intellectuels protestants riche en pasteurs, en historiens, en grands médecins. 

Dès l’enfance, sa proximité avec son grand-père paternel ouvre à Jean-Noël Jeanneney le chemin des discussions sur l’exercice du pouvoir, les méthodes de prise de décision des hommes d’Etat aux moments décisifs. Plus tard, étudiant puis jeune adulte, il a même la chance d’être un « spectateur engagé » aux premières loges, assistant en direct aux réunions de cabinet de son père ministre du général avec ses collaborateurs le placide et plein d’autorité Raymond Barre ou Jean-Claude Paye. Comment ne pas se passionner pour la chose publique quand vous naissez dans un tel foyer, communiant sous les deux espèces de la méritocratie et de la religion du service de l’Etat ?

Génération intellectuelle : khâgneux et normaliens

Comme dans les travaux pionniers de Jean-François Sirinelli, c’est bien une génération intellectuelle que nous fait redécouvrir en profondeur cet ouvrage, celle qui entre en Khâgne à la naissance de la République gaullienne et à Ulm, pour les plus brillants d’entre eux, avant les accords d’Evian. Le règlement tumultueux du conflit algérien est vécu intensément dans l’appartement familial de la rue d’Assas, où la lucidité du père sur le caractère inéluctable de l’indépendance algérienne conduit de Gaulle à le nommer premier ambassadeur de France à Alger.

Précisément, cet itinéraire d’un enfant gâté par tous les talents se nourrit de rencontres exceptionnelles, dans sa prime jeunesse, à la table de ses parents ou en voyage initiatique à travers le monde, de Ben Bella et Boumédiène à Paul Morand, de Saint-John Perse alias Alexis Léger à Emmanuel Berl et Mireille, de Bertrand de Jouvenel et Malraux à Michel Foucault, de Kerenski à Rockefeller.

De tous ces moments exceptionnels, le futur mémorialiste fait son miel, tenant très tôt des notes journalières de ses conversations et de ses impressions immédiates. Mais le brillant khâgneux et futur historien pionnier des médias rencontre tôt la médiatisation avec son succès embarrassant au jeu télévisé Tous contre un, des populaires Guy Lux et Pierre Bellemarre, accompagnés du débutant Alain Decaux.

Tel Laurent Fabius à La tête et les jambes, le jeune Jeanneney excelle, au point que son triomphe devient gênant voire pesant, de la reconnaissance par l’homme de la rue au soupçon de favoritisme au bénéfice d’un fils de ministre. Le candidat étant décidément incollable, l’unique solution consiste à l’exfiltrer en prétextant l’ordre paternel de donner priorité aux études…

Un mécréant au Concile Vatican II. Rassurer une grand-mère aimante

Plus étonnante encore est la présence du jeune agnostique à ascendance protestante au concile Vatican II qui marque l’entrée dans la modernité de l’institution catholique. Deux raisons à cela : l’amitié profonde avec son condisciple Philippe Levillain, et l’accueil de l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, René Brouillet, certes ami de jeunesse de Pompidou, mais aussi dernier chef de cabinet de Jules Jeanneney au Palais du Luxembourg en 1940 et relais précieux avec De Gaulle à Londres. L’épisode de ces « vacances romaines » donne matière à des croquis savoureux et à une fin heureuse grâce aux échanges épistolaires d’une grand-mère rassurée sur l’absence de conversion papiste du petit-fils adoré.

Algérie, Asie, Etats-Unis. Les voyages forment la conscience politique

De l’Algérie au Vatican, de la péninsule indochinoise, de la Chine et de la Thaïlande avec l’ami Sainteny aux Etats-Unis de Lyndon Johnson en 1967, à 25 ans, le jeune universitaire parcourt le monde, lauréat providentiel d’une bourse finançant ce tour initiatique. Partout, il a l’incroyable privilège de rencontrer intellectuels et politiques, y compris en campagne sur le terrain.

De mai à Colombey. Itinéraire d’un jeune gaulliste de gauche

Même si Jean-Noël Jeanneney garde le regret de mémorialiste de n’avoir pu, au dernier moment, assisté de visu aux négociations de Grenelle avec son père, Pompidou, Chirac et Balladur – et sans le rigoureux Michel Debré – les pages relatives à mai 68 puis à la dernière rencontre avec le général de Gaulle sont passionnantes. Comment peut-on alors vivre intensément les folles journées de mai tout en éprouvant une grande tristesse du déclin de l’homme du 18 juin ? Comment être de gauche et gaulliste, pester contre le conservatisme suicidaire du ministre Alain Peyrefitte et repousser les divagations maoïstes, admirer Mendès en regrettant sa myopie sur les conséquences du double tournant institutionnel de 1958-1962 ?

La visite à tante Yvonne à Colombey fournit des descriptions décalées et réjouissantes, loin des Chênes qu’on abat de Malraux, mais fortes d’une affection nostalgique et d’une vérité proche d’un verbatim. Décidément à la Boisserie, la fameuse « ménagère » évoquée en conférence de presse ne veut ni que son mari « bamboche », ni « la pagaille »… et le vieux général ne croit pas en la capacité de son successeur à l’Elysée de s’opposer à l’adhésion britannique, ferment de dissolution de la construction européenne.

Nanterre, port d’attache et de reconquête des jeunes historiens du politique sous le patronage de René Rémond

 Chez Jeanneney, l’amitié se conjugue le plus souvent avec l’aventure intellectuelle, ainsi lors de la rencontre avec Pierre Nora, frère cadet du mendésiste Simon Nora, inspirateur avec Jacques Delors de la « Nouvelle société » de Chaban en 1969. Près des bidonvilles de Nanterre, en dépit d’une architecture universitaire peu à son goût, l’historien du politique trouve le hâvre idéal au déploiement de ses champs de recherche, à l’ombre bienveillante d’un René Rémond chahuté en 68 et maltraité par l’inflexible Alice Saunier-Seïté, dont VGE préfère le galbe musclé de la jambe et la tête d’une réactionnaire zélée.

La même génération d’une histoire politique en renouveau, délestée de son complexe face aux oukazes des Annales, se retrouve à Sciences Po, joyeuse et complice, vue avec bienveillance par le grand aîné Raoul Girardet, ancien soutien de l’OAS, esprit libre et généreux, avec ses collègues comme avec ses étudiants. De A comme Azéma à W comme Winock, de Berstein à Milza, les contemporanéistes assument aussi bien l’histoire « immédiate » que l’évènement et la biographie, avec de nouveaux angles, tel le dévoilement des liens complexes entre pouvoir, argent, médias et savoirs.

Après la publication du Journal de son grand-père sous l’Occupation, puis l’étude de la censure postale durant la Grande Guerre, Jean-Noël Jeanneney consacre sa thèse au « maître de forges » et député nationaliste lorrain François de Wendel, et diversifie les regards sur L’Argent caché, les scandales et la corruption de la presse.

 L’argent caché et le goût des médias

Et si Jeanneney avait accepté de succéder à Hubert Beuve-Méry à la direction du Monde ? La perspective est évoquée, mais cultivant Le métier d’Alceste, Faust qui dit toujours non, surtout depuis Sirius, le fondateur du journal du soir, pourtant soutenu par de Gaulle lors de la reprise du Temps, puis lors des crises qui menacent l’existence du « quotidien de référence », se barricade dans une opposition systématique au pouvoir gaullien.

Le livre que Jean-Noël Jeanneney consacre à l’histoire du Monde, avec son compère Jacques Julliard, a le malheur de déplaire au patron de la rue des Italiens, qui préfère l’hagiographie à la critique, excepté à l’encontre de son successeur Jacques Fauvet… Curieux du nouvel outil audiovisuel, Jean-Noël Jeanneney réalise des documentaires historiques, mais se heurte au sectarisme partisan d’un patron de chaîne très éloigné de la hauteur de vues et du pluralisme d’un Pierre Desgraupes : Claude Contamine (Dada) sera son surnom.

Rue de Bièvre, un voisin nommé François Mitterrand. L’antichambre des responsabilités

Ce premier volume s’achève au seuil du pouvoir, à la veille des prises de responsabilités éminentes. L’auteur ayant conjuré dès 1977, à partir de l’expérience du Cartel, l’échec de la gauche dans ses Leçons d’histoire pour une gauche au pouvoir, le chemin est dégagé pour le voisin du couple Mitterrand, chaudement recommandé par Michèle Cotta et rendu « éligible », en dépit de l’hostilité du ministre Georges Filloud, par l’évolution politique de son père Jean-Marcel, du gaullisme, achevé selon lui le 28 avril 1969, vers l’opposition au conservatisme pompidolien, réformatrice en 1971 puis de gauche, dès la présidentielle de 1974, enfin premier « sherpa » de Mitterrand à Ottawa en 1981.

L’impatience gagne le lecteur de lire la suite, depuis 1982 : Radio France, le Bicentenaire de la Révolution française, les gouvernements Cresson et Bérégovoy, la BNF et les festivals, de Blois à Arles en passant par Pessac et Malagar. Comme quoi, d’un adolescent d’autrefois au Bloc-Notes, il n’y a qu’un pas. Oui, plus que jamais, la République a besoin d’Histoire. Et de Mémoires. Rendez-vous à Blois, du 7 au 11 octobre ! Le thème ? « Gouverner », évidemment…

Pierre Allorant

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