“L’irruption d’un micro-organisme infiniment petit désorganise l’ensemble de la société”

Entretien du département du Loiret avec Frédéric Vagneron, historien de la médecine et des maladies infectieuses

Le Loirétain Frédéric Vagneron, historien de la médecine et des maladies infectieuses, apporte un éclairage passionnant sur la crise sanitaire liée au Covid-19. DR

Le Loirétain Frédéric Vagneron est historien de la médecine et des maladies infectieuses, chercheur rattaché au centre Alexandre-Koyré (EHESS-CNRS). Actuellement confiné à Olivet chez ses parents, il a accepté, entre deux interviews pour Le Monde et Géo, de nous éclairer sur la crise liée au Covid-19.

 

Après plus de 5 semaines de confinement, faut-il continuer à avoir peur du Covid-19 ?

La question de la peur en temps d’épidémie est une chose, celle des conséquences du confinement en est une autre.

Concernant la peur, l’histoire montre que ce sentiment n’est que l’une des réactions face à une épidémie. Ces réactions peuvent prendre la forme du déni, de la dénonciation, de l’humour, de l’ironie, etc. Ces réactions évoluent au cours des grandes épidémies historiques : elles se succèdent et se combinent en fonction du niveau d’informations dont on dispose ; des mesures que prennent les collectivités sur le plan local, national et même international ; de l’expérience, directe ou indirecte, que l’on fait de la maladie, du deuil, de l’existence de médicaments efficaces, mais aussi des rumeurs ou de l’activité professionnelle… Le quotidien est modelé par l’épidémie, mais aussi par les difficultés à mener une vie « normale », à travailler, à se distraire, à se soucier de la santé des proches, etc.

Le discours politique, en temps d’épidémie, utilise aussi couramment le ressort de la peur afin de mobiliser (avec des métaphores guerrières contre un « ennemi » invisible), ou au contraire pour chercher à minimiser la menace et la tourner en dérision. C’est ce que l’on a pu entendre récemment avec les discours de Donald Trump et Jair Bolsonaro.

Concernant le confinement, la situation est exceptionnelle, inédite historiquement pour une épidémie : les mesures strictes prises en France, fondées sur des impératifs sanitaires et la nécessité d’éviter le débordement des capacités hospitalières, n’ont sans doute pas de précédent. Elles provoquent de la peur et de l’anxiété, liées à l’isolement des personnes, à la raréfaction des échanges avec les proches, à l’incertitude quant à leur durée, à la perte d’emploi, au report de soins, etc. qui frappent en particulier les plus vulnérables. C’est pour cela que la date de la fin du confinement revêt une forte dimension politique, et suscite le soulagement comme la peur. L’histoire, ici, est en train de s’écrire.

Qu’est-ce qui est le plus problématique, la dangerosité du Covid-19 ou sa propagation qui semble échapper aux pouvoirs publics ?

Il est impossible d’isoler la dangerosité de la maladie et la propagation du virus. Dans les deux cas, ce qui frappe la population, c’est que l«

On se trouve en face d’une maladie dont on a très rapidement identifié la cause (un virus inconnu il y a quelques mois) et dont le tableau clinique reste à élaborer, dans l’urgence.

Le manque de connaissance et les incertitudes concernant le Covid-19 remet en cause l’espoir et la confiance placés dans « La » science, capable de résoudre tous les problèmes. Cette science se révèle multiple, avec des pratiques venant de différentes disciplines (virologie, épidémiologie, médecine clinique, etc.), elle ne produit pas des savoirs immédiats. De plus, on voit éclater des controverses entre les scientifiques, comme au sujet de la chloroquine. Du fait de ces incertitudes, l’assise sur laquelle les pouvoirs publics justifient leurs décisions est plus fragile. Leurs actions prêtent, ainsi, le flanc à des polémiques, des commentaires et des critiques. Dans la situation actuelle, le « politique » doit prendre des décisions collectives étant le fruit d’arbitrages entre différentes options (sanitaires, économiques…), éclairés par des savoirs scientifiques partiels.

Le monde connaît le mot « épidémie » depuis l’Antiquité. Êtes-vous surpris par le fait que le Covid-19 semble avoir pris de court les gouvernements à travers le monde ?

Chaque épidémie prend une forme distincte, due à la spécificité de chaque maladie, à la population qu’elle rencontre et au contexte dans lequel les sociétés sont confrontées à celle-ci.

L’expérience de la maladie infectieuse collective a largement disparu dans les pays riches (vaccination, médicaments, essor du niveau de vie et des conditions générales de salubrité). On observe toutefois que dans les cercles scientifiques, des voix se sont tôt élevées (Louis Pasteur par exemple à la fin du 19e siècle) pour rappeler la fragilité de l’espoir de « vaincre » des maladies infectieuses qui s’adaptent aux sociétés.

Si les mesures de préparation contre les pandémies se sont développées au cours des années 2000, elles sont difficiles à maintenir tant que la menace ne se réalise pas. Les enquêtes de terrain manquent encore, mais il semble que la vigilance à maintenir un niveau de préparation suffisant pour faire face à une crise comme celle que l’on traverse se soit érodée pour des raisons diverses, en partie budgétaire. D’une manière plus générale, c’est le financement du système de soin qui est en jeu derrière cet épisode de crise, ou encore la situation réservée aux personnes les plus âgées.

Qu’est-ce que nous apprend le Covid-19 sur les relations entre la population et les pouvoirs publics ?

D’abord que le domaine sanitaire est devenu une prérogative essentielle du pouvoir politique au XXIe siècle. Les populations associent désormais la légitimité du pouvoir politique à sa capacité à les protéger face aux aléas que sont la maladie, l’accident et à tous les risques liés à nos modes de vie. Cette responsabilité sanitaire est mise à l’épreuve, depuis les années 1980, par toute une série de crises sanitaires, du sang contaminé pendant la pandémie de VIH-SIDA à la grippe aviaire en passant par le scandale de la vache folle.

L’une des similitudes entre la grippe espagnole et le Covid-19 est l’incertitude quant à leur durée au moment des faits…

L’incertitude sur la durée d’une épidémie est la règle ! C’est d’ailleurs tout le travail de l’historien : essayer le plus possible de se mettre dans la situation d’incertitude des populations étudiées, à partir des sources d’archives, plutôt que de réaliser un récit basé sur une connaissance a posteriori, une fois les événements terminés.

On parle beaucoup de la grippe « espagnole », pandémie qui a frappé le monde lors de la dernière année de la Première Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1920 dans certains espaces isolés. Aujourd’hui, on estime le nombre de morts entre 50 et 100 millions, pour une population qui était alors d’un peu moins de deux milliards. Ces chiffres étaient inconnus alors, mais une comparaison qualitative circulait : la grippe « maligne » avait causé plus de morts à l’échelle mondiale que la Grande Guerre ! En France, entre avril 1918 et le printemps 1919, il y a eu entre 200 et 300 000 décès, principalement lors de la seconde vague de l’épidémie, à l’automne 1918. La première vague au printemps 1918 avait causé une faible mortalité, et la troisième à l’hiver 1918-1919 a été moins sévère que celle de l’automne.

Le parallèle est pertinent si l’on pense à la durée d’une épidémie : en l’absence de vaccin efficace, on ne peut s’attendre à un seul passage de l’épidémie, c’est l’idée que véhicule la métaphore des vagues. Même si pour la grippe de 1918 il y a eu en plus, vraisemblablement, une mutation du virus. Il l’est beaucoup moins si l’on pense au profil type des victimes : en 1918-1919, les décès concernaient particulièrement les adultes entre 20 et 60 ans. Du fait de la guerre et des conditions sanitaires, l’état de santé de la population était beaucoup plus précaire qu’aujourd’hui. Et on ne disposait pas des connaissances sur les virus à l’époque (cette discipline prend son essor dans les années 30), ni des antibiotiques contre les complications bactériennes.

La Covid-19 est-il pire que la grippe espagnole ?

Faire le classement des épisodes catastrophiques causés par des épidémies n’a pas de sens. Les contextes sont différents.

Ce qui me frappe, c’est la diversité des expériences au cours de cette épidémie, comme en 1918. En 1918 comme aujourd’hui, LA crise prend la forme d’un chapelet de crises, répartis dans le temps et dans l’espace. Les territoires ne sont pas touchés de la même manière par l’épidémie. L’importance politique de la capitale, des villes sur les campagnes, de la métropole face aux territoires ultra-marins, se traduit une couverture médicale et hospitalière différentiée, ce qui influe sur l’expérience de l’épidémie et sur ses conséquences. Tout le travail politique est de ne pas laisser ces facteurs au hasard et d’administrer équitablement les territoires. La situation dans les EPHAD semble particulièrement grave, un phénomène que l’on retrouvait en 1918 dans d’autres institutions « fermées », les asiles d’aliénés gérés par les Départements, et plus près de nous lors de la canicule de 2003.

Concernant la « gravité » d’un événement épidémique, la construction statistique des chiffres est cruciale. On le voit avec l’établissement de la mortalité du Covid-19 : dénombrer les décès liés à une maladie, masquée par les co-morbidités, est très difficile. Le recueil des données liées au décès d’une personne (état-civil, cause de la mort), le calcul de la surmortalité dans la population, demandent un délai qui tranche avec l’urgence de connaître le bilan quotidien de la mortalité. Les chiffres de mortalité du Covid-19 sont difficiles à comparer entre pays, les référentiels différant d’un État à l’autre. Ainsi, les États-Unis comptabilisent seulement les décès survenus à hôpital d’individus testés positifs au Covid-19. Il y a aussi une suspicion qui s’installe sur la volonté politique de masquer l’ampleur de cette mortalité. Si l’on se tourne vers l’histoire, on constate que les chiffres de mortalité de la grippe espagnole n’ont jamais été collectés systématiquement en France en 1918/1919, à cause de la difficulté à distinguer les décès de grippe et d’autres maladies. De plus, au sortir de la guerre, le pays était davantage mobilisé à sa reconstruction. Résultat, la grippe a été réduite à un accident dans le sillage de la Grande Guerre.

Certains disent que le confinement est une mesure disproportionnée face aux circonstances actuelles, que, par exemple, les accidents domestiques font également beaucoup de morts (20 000 par an). Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il n’est pas question de nier l’ampleur d’autres causes de décès, ni de comparer la « valeur » de telle cause par rapport à telle autre. Ce qui est en jeu ici, c’est la proportionnalité entre la réponse sanitaire qu’est le confinement et la menace à laquelle on la rapporte, celle d’une pandémie d’origine virale. Aussi minorée que puissent être la question des accidents domestiques dans notre société, elle n’est pas forte d’une dimension collective équivalente à un phénomène épidémique qui se propage, sur une durée incertaine, et potentiellement peut provoquer des centaines de milliers de morts. Le Gouvernement français, comme d’autres en Europe, a décidé de la mise en œuvre d’une mesure aussi restrictive quand il s’est trouvé confronté à des projections épidémiologiques annonçant un bilan de mortalité proche du demi-million de décès, si aucune mesure de distanciation sociale n’était prise.

Le problème pandémique est clairement saisi par le politique car la menace infectieuse est au cœur des compétences du gouvernement dans le domaine sanitaire. On peut le déplorer, mais les accidents domestiques sont moins clairement identifiés comme des problèmes relevant du domaine de l’État.

À l’aune des connaissances apportées par les épidémies précédentes, le « monde d’après » sera-t-il différent de monde d’avant ?

Je serais très prudent sur l’idée d’un « monde d’après », radicalement différent. On peut espérer qu’un certain nombre de pratiques sanitaires (le lavage des mains par exemple) et de hiérarchies sociales (un certain nombre d’emplois jugés subalternes dans l’organisation sociale et économique se révèle actuellement être des rouages essentiels pour assurer le maintien d’une vie sociale minimale) sera réévalué. Mais la durée de la crise sanitaire, l’hétérogénéité des situations nationales et locales jouent en faveur d’un émiettement de la mobilisation, obstacle à des mesures durables. On risque, dès les premiers signes encourageant d’un affaiblissement de la propagation, de voir réapparaître la course au « monde d’avant ».

Comment voyez-vous, concrètement, le déconfinement ?

Je ne suis pas prophète, mais certainement assez long. J’ai entendu récemment William Dab, ancien directeur général de la Santé et épidémiologiste, dire qu’il faut « partager l’incertitude ». Il faut que le processus soit le moins inégalitaire possible. Il ne peut être accepté que si un échange est réalisé par le pouvoir politique, en relations avec les Régions, les Départements, les communes, et les populations, pour soulever les problèmes les plus urgents, les priorités, et expliquer les savoirs dont on dispose. En l’absence de solutions thérapeutiques à brève échéance, les mesures de distanciation sociale vont durer. À partir de l’automne prochain, il faudra aussi que la gestion de la pandémie soit ajustée avec l’épidémie de grippe saisonnière qui peut contribuer à un engorgement des services hospitaliers. On peut espérer que les mesures de distanciation sociale contre le Covid-19 auront un effet bénéfique sur la propagation grippale.   

Est-il possible de cohabiter avec le Covid-19 ?

C’est une belle question que vous posez car le terme de cohabitation implique de cesser de penser que l’espèce humaine est la propriétaire unique de la planète et qu’elle peut faire comme bon lui semble sans que les autres résidents non-humains (animaux, végétaux, etc.), environnement inclus, ne réagissent. L’idée d‘une nature extérieure à l’Homme est apparue avec celle de son exploitation ! Comme la biologie évolutionniste le montre depuis des décennies, l’ensemble de l’environnement est en interaction avec les Hommes, réagit à ses interventions, de la disparition de certaines espèces dont l’habitat s’est réduit dramatiquement, à la mutation génétique. Le monde vivant, animal, végétal se transforme pour s’adapter : le contrôle des maladies infectieuses, conçu comme une sécurité quasi-absolue, est une chimère qui doit inciter à prendre réellement en compte les conséquences de nos modes de vie et les effets en chaine qu’ils impliquent, y compris dans nos organismes et ceux des autres espèces. Le problème n’est donc pas qu’un problème de santé humaine, mais aussi de santé animale et de santé de l’environnement.

Propos recueillis par Stéphanie Cachinero

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