Sophie Deschamps © GP
Chères lectrices et chers lecteurs de Magcentre,
Face au confinement imposé à la France depuis le 17 mars, j’ai décidé d’écrire un journal de bord pour y exprimer, jour après jour, mon ressenti face à cette situation inédite qui nous oblige à réfléchir et surtout à revoir nos priorités. Vous y trouverez au fil de l’eau des infos pratiques en tous genres, selon l’humeur des conseils de sites, de lecture ou de cuisine ainsi que des coups de cœur ou des coups de gueule selon l’actualité du coronavirus. Mais surtout restons solidaires et zen les uns envers les autres !
#restezchezvous
Le célèbre livre d’Albert Camus était pour moi un lointain souvenir de lycée. J’ai donc pensé que c’était l’occasion idéale pour le relire et je ne le regrette pas car il permet de prendre du recul et surtout d’avoir une vue d’ensemble du phénomène que nous sommes en train de vivre. En effet, le narrateur nous fait vivre de l’intérieur, une épidémie fictive de peste à Oran dans les années 50. Cette ville algérienne qui se retrouve brutalement coupée du monde durant de longs mois nous donne à voir, à peu de choses près (les réseaux sociaux en moins), ce que nous vivons actuellement, avec les mêmes sentiments et les mêmes réactions que l’on soit à Wuhan, Paris ou Oran.
Ainsi, l’épidémie transmise par des rats n’est pas prise au sérieux avant le premier mort humain : « Nos concitoyens, ils s’en rendaient compte désormais n’avaient jamais pensé que notre petite ville pût être un lieu particulièrement désigné pour que les rats meurent au soleil et que les concierges y périssent de maladies bizarres. »
Une épidémie qui, contrairement à un tremblement de terre par exemple, est « invisible » . Du coup, elle est vécue comme irréelle hier comme aujourd’hui : « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que c’est (…) un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent. (…) Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. »
Puis c’est le décompte macabre des morts journaliers qui débute, suivi des premières mesures sanitaires : « Le jour où le chiffre des morts atteignit de nouveau la trentaine, le docteur Rieux regardait la dépêche officielle que le préfet lui avait tendue en disant ” Ils ont eu peur”. La dépêche portait : “Déclarez l’état de peste. Fermez la ville”. »
Du jour au lendemain, l’épidémie devient l’affaire de tous et passe au-dessus des préoccupations individuelles : « A partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fût notre affaire à tous (…) Une fois les portes fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous pris dans le même sac et qu’il fallait s’en arranger. C’est ainsi, par exemple, qu’un sentiment aussi individuel que celui de la séparation d’avec un être aimé devint soudain, dès les premières semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long temps d’exil. »
Camus décrit ensuite les difficultés d’adaptation à être confiné dans une ville : « Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaine font vivre derrière des barreaux. Pour finir, le seul moyen d’échapper à ces vacances insupportables était de faire marcher à nouveau les trains par l’imagination et de remplir les heures avec les carillons répétés d’une sonnette pourtant obstinément silencieuse. »
Le difficile et harassant travail des médecins commence alors, personnifié dans le livre par celui du docteur Bernard Rieux : « En fait, il n’était pas encore fatigué. Mais ses visites (…) lui devenaient insupportables. Diagnostiquer la fièvre épidémique revenait à faire enlever rapidement le malade. Alors commençaient l’abstraction et la difficulté en effet, car la famille du malade savait qu’elle ne verrait plus ce dernier que guéri ou mort. » Et la mort d’un enfant, inévitable en temps de peste, reste bien sûr un drame insoutenable.
Albert Camus “La Peste”©DR
La solidarité et la bonne volonté font également leur apparition, mais curieusement Camus refuse d’y attacher une trop grande importance : « Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, en effet, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est de ne pas s’y décider qui alors eût été incroyable. (…) Parce que la peste devenait ainsi le devoir de quelques-uns, elle apparût pour réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous. » Au péril toutefois de leur vie : « Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient à décider si, oui ou non, ils étaient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle. »
Une épidémie qui aujourd’hui comme hier laissera pour les confinés un sentiment de vacuité : « Rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée même les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissent pas comme de grandes flammes somptueuses et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage. »
Et puis, après de longs mois d’attente, de souffrances et d’angoisses, les premiers signes d’un recul de l’épidémie apparaissent enfin : « Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se hâtèrent pas de se réjouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur désir de libération, leur avaient appris la prudence. » (…) il semblait que la peste à son tour fût traquée et que sa faiblesse soudaine fît la force des armées émoussées qu’on lui avait, jusqu’alors, opposées. » (…)
La fin de la peste va, elle aussi, déclencher son lot d’émotions et de sentiments contradictoires : « C’était encore un soulagement tout négatif et qui ne prenait pas d’expression franche (…) Cependant, pour beaucoup de ces êtres endeuillés, le soulagement aussi était profond, soit que la peur que d’autres parents emportés fût enfin calmée, soit que le sentiment de leur conservation personnelle ne fût plus en alerte. » Mais poursuit Camus « la délivrance qui approchait avait un visage mêlé de rires et de larmes ».
Enfin, l’écrivain s’intéresse à ce que les catastrophes nous apprennent par la bouche du docteur Rieux : « Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. » Avec cette éternelle interrogation posée par le journaliste Rambert que nous pouvons faire nôtre aujourd’hui, à savoir si « la peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé »
Je vous propose enfin une petite liste de livres à lire ou à relire sans modération, liste bien sûr non exhaustive et totalement subjective quoique orientée !
Margaret Atwood – La servante écarlate
Gabriel Garcia Marquez – L’amour au temps du choléra
Fred Vergas – Quand sort la recluse et Pars vite
et reviens tard
Boris Vian – L’écume des jours
Virginia Woolf – Une chambre à soi
La Fontaine – Les animaux malades de la Peste
Anne-Marie Garat – Dans la main du diable
Thomas Mann – Mort à Venise
Marguerite Duras – La douleur
Henri Charrière – Papillon
Bonnes lectures et à demain.