Lectures du Mail #2 Le pays des autres, ce n’est pas l’enfer, c’est nous !

Très loin des polémiques stériles sur l’intérêt -contestable – de publier en ligne des journaux de confinement qui ne font qu’aviver les tensions sociales, à l’instar du nouvel exode des bobos dans leurs secondaires insulaires ou péninsulaires atlantiques, Leila Slimani a publié, juste avant la pandémie, le premier volume d’une trilogie annoncée : la relation ambivalente et la mémoire toujours gangrenée des indépendances des États du Maghreb arrachées à la France au mitan du XXe siècle, en l’occurrence l’histoire relativement méconnue de l’émancipation du Maroc, moins obsédante dans nos souvenirs collectifs que la guerre d’Algérie.

Ce « pays des autres » nous est intime, familier, et rappelle certains accents du très bel Art de perdre d’Alice Zeniter de 2017, ou encore du remarqué Jacob, Jacob de Valérie Zenatti en 2014.

Ni le thème, ni même le style, ne conduiraient le lecteur de Chanson douce (Prix Goncourt 2016) à trouver la moindre continuité avec cette saga historique âpre, sensuelle, parfumée et cruelle comme seules les guerres civiles peuvent l’être. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’arrachements, de combats contre soi-même.

En premier lieu pour le beau personnage de femme qu’est Mathilde, Alsacienne de vingt ans assez intrépide pour s’éprendre du beau libérateur marocain Amine en 1945, mais surtout pour le suivre à Meknès puis au bled dans son rêve de fortune agricole, bravant préjugés et interdits.

Ce couple mixte, dans un protectorat très marqué par la ségrégation spatiale, sociale et religieuse des communautés, concentre toutes les contradictions de l’amour-passion mêlé de haine et d’incompréhension entre une société attachée à ses traditions, à son sultan exilé, à la séparation des sexes, et des colons persuadés que cette terre est à eux tant elle leur doit de mise en valeur acharnée et de bonifications.

La subtilité de Leila Slimani consiste à faire sentir plus qu’à expliquer que la ligne de partage traverse chaque famille, séparant les frères entre eux, révoltant les sœurs, mais aussi chacun, tiraillé entre « progrès » individuel et fidélité collective, aspiration à l’impossible paix et participation à l’exaltation indépendantiste. Au milieu de la tourmente d’adultes pris dans la violence des événements, la petite Aïcha incarne la narratrice, participant à la bataille sans la comprendre, tel le Fabrice de la Chartreuse de Parme de Stendhal à Waterloo.

On attend avec impatience la suite de ce bienvenu Autant en emporte le vent de la liberté au pays des autres, ce protectorat de Lyautey qui a tant nourri l’imaginaire colonial français et a sonné, au moment de Dien Bien Phu, le glas d’un demi-siècle de domination.

Pierre Allorant

Leila Slimani, Le pays des autres, Gallimard, février 2020, 366 p., 20 euros.

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