“Kmille”: séquestration théâtrale

“À peine êtes-vous dans l’antre que des pensionnaires se ruent sur vous, tendent des lettres, supplient qu’on les regarde : « Regardez-moi donc ! Pourquoi suis-je ici ? Je ne suis pas fou. C’est une infamie. Va-t-on me laisser mourir dans cette prison ? »”
“Chez les fous” Albert Londres 1925

Ce qui nous transporte dans la mise en scène de ce nouveau spectacle de Manouchka Récoché dont la première a été donnée ce samedi au théâtre de Meung sur Loire, c’est que l’enfermement, la séquestration de Camille Claudel deviennent palpables, insoutenables sur ce plateau de théâtre. Il faut dire que tout est vrai dans ce spectacle qui s’attache à reconstituer les années d’internement de l’artiste, tout est entièrement basé sur des extraits de la correspondance de la mère et du directeur de l’hôpital où restera enfermée Camille Claudel pendant trente ans. Et puis il y a ces bribes de correspondance, systématiquement confisquées, de Camille Claudel appelant au secours ses amis, son frère Paul, et même sa mère, lettres tragiques restées enfouies par l’administration de l’hôpital psychiatrique.

Hasard de programmation, le texte de Virginia Woolf, “Une chambre à soi” se donnait il y a quinze jours au théâtre de la Source. Comme un écho à l’internement de Camille Claudel, ce texte écrit en 1928, fait l’inventaire de tous les obstacles que la condition féminine peut mettre à l’accomplissement d’une vie d’artiste pour une femme, Virginia Woolf n’imagine pourtant pas ce procès en sorcellerie qu’une mère peut faire à sa fille qui a choisi de vivre autrement. Si Camille Claudel a pu manifester quelques troubles psychiques que l’institution ne prendra du reste jamais en compte, combien l’acharnement de la mère à isoler sa fille nous trouble, nous blesse intimement, sans que les psychiatres dans une complicité aveugle, ne se posent jamais la question du traumatisme de la mère: “le psychiatre joue de la psychiatrie comme d’autres jouent du cor de chasse” comme le dit ailleurs Arthur Londres dans son livre.

Et puis, il y a l’interprétation incandescente de Lila Tamazit de ce personnage dont la déliquescence, la lente descente aux enfers, cette mise au tombeau, provoquées par cet isolement terrifiant, est un plongeon vertigineux dans toutes ces années vides à attendre le moindre signe, le moindre geste de son frère, de ses amis si nombreux à l’heure de la gloire. Théâtre du temps vide, de l’attente débilitante, de l’érosion mentale scandée par ces courriers de sa mère à l’institution psychiatrique que Camille Claudel ne connaîtra jamais. Manouchka Récoché a fait un pari fou en proposant à Lila Tamazit ce premier rôle au théâtre, et ce pari se révèle une transfiguration par la force d’un travail acharné d’une comédienne qui nous restitue ici une incarnation puissante du corps et du cri inouï de Camille Claudel.

Le spectacle s’arrête à la mort de la mère, quand le silence va définitivement se refermer sur cette artiste au destin brisé avec une magnifique lettre du galeriste Eugène Blot évoquant le temps à jamais perdu pour cette artiste exclue  du monde. Mais n’oublions pas que Camille Claudel mourut de faim en 1943, durant l’extermination de 40.000 malades mentaux laissés sans nourriture par l’administration de Vichy.

Un retour ô combien nécessaire sur cette folie humaine !

GP