Neuf ans après le retentissant scandale du Mediator, un antidiabétique tenu pour responsable de centaines de morts, le procès des laboratoires Servier et de l’Agence du médicament s’ouvre lundi à Paris prévu pour durer plus de six mois. Le médiator ce coupe-faim destiné notamment aux diabétiques était produit à Gidy près d’Orléans où le laboratoire a été créé et où il a son siège.
En avril 2019 Servier avait déjà versé 115 millions d’euros d’indemnisation à 3 600 malades. Fondateur du laboratoire le pharmacien Jacques Servier qui avait créé son entreprise à partir d’Orléans, est mort étant décédé en 2014, et ne comparaîtra donc pas. Ses funérailles avaient donné lieu à un hommage hors norme à la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans.
Durant trente ans ce médicament a été prescrit à 5 millions de personnes. Sur le banc des prévenus: le groupe pharmaceutique et neuf filiales, ainsi que l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et plusieurs de ses membres mis en cause pour leurs liens avec Servier. Leur feront face les avocats des parties civiles représentant les milliers de plaignants et qui exigent “réponses et réparation”. Jusqu’au 30 avril 2020, date à laquelle doit prendre fin ce procès pénal hors norme devant le tribunal correctionnel, une question animera les débats: comment ce médicament, largement détourné comme coupe-faim, a-t-il pu être prescrit pendant 33 ans malgré les alertes répétées sur sa dangerosité?
Irène Frachon citée comme témoin
Pour l’un des avocats des victimes, Me Charles Joseph-Oudin, “le laboratoire a délibérément menti et caché les propriétés dangereuses du médicament”, par “profit”. Le groupe Servier s’en défend: “il n’est pas apparu de signal de risque identifié avant 2009” et son retrait du marché, assure l’un des conseils de la firme, Me François de Castro.
L’usine Servier de Gidy près d’Orléans.
Le groupe a déposé trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), qui seront examinées avec d’autres demandes de nullité dans la semaine. La première journée sera uniquement consacrée à l’organisation du procès et à l’appel de la centaine de témoins. Parmi eux, Irène Frachon, pneumologue à Brest, qui avait la première alerté sur les risques du Mediator et publié un livre-enquête en juin 2010.
Jusqu’à son retrait du marché le 30 novembre 2009, le Mediator a été utilisé par cinq millions de personnes en France. Il est à l’origine de graves lésions des valves cardiaques (valvulopathies) et d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une pathologie rare et mortelle, et pourrait être responsable à long terme de 2 100 décès, selon une expertise judiciaire.
“Réalité terrifiante”
Le procès concernera essentiellement des faits de tromperie aggravée, l’instruction pour homicides et blessures involontaires étant toujours en cours, même si les cas de 91 victimes, dont quatre sont décédées, pour lesquelles les expertises ont conclu à un lien de causalité certain entre les pathologies et la prise de Mediator, ont été joints à l’audience.
Toutefois, une grande partie de ces victimes corporelles a accepté des accords transactionnels d’indemnisation avec Servier en vertu desquels elles se désisteront de la procédure pénale, indique Jean-Christophe Coubris, avocat de 1 650 parties civiles. “Malades, loin, désabusées, désargentées”, de nombreuses victimes ne feront pas le déplacement, pointe Me Joseph-Oudin, qui veut “éviter que ce ne soit qu’un procès d’experts”. “Il faut rappeler au tribunal la réalité terrifiante des désastres et méfaits du Mediator”, insiste-t-il.
Onze personnes morales et douze personnes physiques comparaîtront au total. Cinq mis en cause sont décédés lors de l’instruction, dont le principal protagoniste, le fondateur des laboratoires Jacques Servier, mort en 2014 à 92 ans, au grand dam des victimes. Le groupe Servier devra répondre de sept infractions, dont escroquerie au préjudice de la sécurité sociale et des mutuelles.
A son côté, l’ANSM, qui a remplacé l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) après le scandale, sera jugée pour homicides et blessures involontaires par négligences, pour avoir tardé à suspendre le médicament, malgré une accumulation d’alertes sur les risques depuis le milieu des années 1990.
Le laboratoire ne quittera pas l’Orlénais, son site de production va s’agrandir en 2019 avec une unité de production pour des médicments dans le domaine de l’ oncologie.
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Les prévenus
La galaxie Servier
L’hommage à Jacques Servier à la cathédrale d’Orléans.
La maison-mère et neuf filiales du deuxième groupe pharmaceutique français répondront devant le tribunal correctionnel de diverses infractions, notamment de tromperie aggravée et d’homicides et blessures involontaires, mais aussi d’escroquerie au préjudice de la sécurité sociale et des mutuelles. Deux anciens cadres de la firme sont également renvoyés: son ancien numéro deux Jean-Philippe Seta et son ex-secrétaire général Christian Bazantay.
Les autorités sanitaires
Alors qu’elle avait elle-même lancé dès 1995 une enquête de pharmacovigilance sur les effets indésirables du benfluorex, le principe actif du Mediator, l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, devenue ANSM après le scandale, ndlr) est “restée sourde” aux alertes, montrant “son incapacité à assurer un contrôle effectif réel du médicament”, relèvent les juges d’instruction. L’ANSM sera jugée pour homicides et blessures involontaires pour avoir tardé à suspendre l’autorisation de mise sur le marché du médicament.
Les «multiples conflits d’intérêts»
Pour les juges, “l’inertie” de l’Agence du médicament s’explique en partie par une “mise sous influence financière” par le groupe Servier “de nombreux responsables, agents et experts des autorités de santé”.
Plusieurs responsables de l’Afssaps chargés du suivi du Mediator étaient ainsi d’anciens salariés des laboratoires Servier ou le sont devenus rapidement après avoir quitté l’Agence du médicament. C’est le cas de Jean-Michel Alexandre, ex-directeur de l’évaluation du médicament à l’Afssaps, rémunéré “très généreusement” comme “conseiller personnel” de Servier juste après son départ, et de Charles Caulin, membre pendant 17 ans de la commission d’autorisation de mise sur le marché de l’Afssaps, dont il fut aussi président, puis devenu consultant de la firme.
Un ex-cadre de l’Afssaps chargé de la pharmacovigilance, Eric Abadie, mis en cause pour avoir caché que son épouse était l’avocate des laboratoires, est décédé depuis son renvoi en correctionnelle.
Trois experts rémunérés par Servier, Michel Detilleux, Jean-Roger Claude et Bernard Rouveix, qui parallèlement siégeaient à des commissions des autorités de santé statuant notamment sur des produits du groupe pharmaceutique, sont renvoyés pour prise illégale d’intérêts. Seront jugés pour le même délit François Lhoste, qui fut chargé de mission au ministère de la Santé, et Jacques Massol, ancien membre de la Haute Autorité de santé et de la Direction générale de la santé.
L’instruction a également révélé les liens troubles entre la firme et le monde politique mais seule une élue, l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange, prendra place sur le banc des prévenus. Elle est soupçonnée d’avoir modifié la rédaction finale d’un rapport sur le Mediator, après une “visite clandestine” au Sénat d’un conseiller du groupe Servier et ancien directeur général de l’Inserm, Claude Griscelli, révélée par une écoute téléphonique. Ce dernier répondra devant le tribunal de trafic d’influence et l’ex-sénatrice de complicité de ce délit.