Le 10 décembre 19019 l’attribution du prix Goncourt à « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » deuxième tome de « A la Recherche du temps perdu » déclenche un scandale, que dis-je, une émeute. Aussitôt le résultat proclamé, anciens combattants, pacifistes, réactionnaires, révolutionnaires montent au créneau. Se sentant insultés par un livre et un auteur qui, dédaignant le temps présent ou du moins semblant le dédaigner, ressuscite le temps passé, ils traînent son auteur dans la boue pendant plus de six mois.
A longueur d’articles ils vilipendent, injurient, le brocardent, menacent, « ce cinquantenaire, ce mondain qui de plus est rentier, sans parler de la complexité de son style ».
Proust apprenant sa bonne fortune se contenta d’un « Ah ! » avant d’ajouter à l’intention de sa femme de chambre « Je ne veux recevoir personne. Surtout pas les journalistes ni les photographes». Pourtant en 1913, il avait déclaré « le seul prix de valeur aujourd’hui, parce qu’il est décerné par des hommes qui savent ce qu’est le roman ». Hommage inattendu de la part d’un écrivain montant à cette assemblée de dix qui conformément au testament d’Edmond de Goncourt ne comprenait que des auteurs assis sur une gloire passée.
Patriotisme à fleur de peau
En 1919 la première guerre mondiale est encore dans tous les esprits et dans tous les corps. Au 14 juillet les gueules cassées ont défilé. Patriotisme et internationalisme alimentent les conversations et nourrissent les esprits. Aussi, conformément à l’air du temps, le grand favori de cette année-là est Roland Dorgelès et ses « Croix de bois », roman inspiré le vécu de son auteur dans la première guerre mondiale. Le titre s’inspirait d’ailleurs des croix de bois qui jalonnaient les chemins du front. Elles étaient plantées à la hâte sur les tombes de soldats français ou allemands, soldats inconnus enterrés là sans cérémonie auquel le roman rend hommage avec talent. Un excellent témoignage sur l’atrocité de cette guerre.
Proust comptait des amis dans le jury (Jacques Rivière, René Clair…) ce qui n’empêcha pas la campagne d’être rude. Proust l’emporta par six voix contre quatre. Albin Michel l’éditeur des « Croix de Bois » fit paraître le volume avec la manchette : « Prix Goncourt-4 voix sur 10 » ce qui lui valut une condamnation.
Les injures de toutes sortes plurent sur Marcel Proust. On opposa « l’honneur périlleux de se battre à la perversité d’esprit d’un embusqué » entre autres amabilités ce qui permit à Marcel Proust de répliquer « Pourquoi j’écris… mais pour qu’on parle de M. Dorgelès ».
Un roman qu’il faut prendre le temps de lire
Impossible de résumer une œuvre aussi riche, aussi dense que « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Il faut prendre le temps de le lire et de l’étudier. Ce n’est pas pour rien que nous accordons maintenant de la valeur à cet ouvrage si mal accueilli à sa sortie. Le président du Goncourt de l’époque aurait dit : « Trente pages pour décrire une salière !… Et l’on dit que cet auteur est asthmatique ! ». Certes Proust est le champion de la phrase longue et du détail. Mais allons plus loin : ce style particulier traduit une volonté de saisir une réalité dans tous ses aspects, dans toutes ses dimensions, dans toutes ses possibles perceptions.
Peinture murale en hommage à Marcel Proust, place du gué Bellerin à Illiers-Combray.
L’auteur se place dans tous les angles de vue avec le temps qui passe : le point de vue du moment, le point de vue du temps passé, le point de vue du temps passé tel qu’il est ressenti au moment présent. Pour Marcel Proust, la réalité n’a de sens qu’à travers la perception réelle ou imaginaire qu’en a le sujet. L’impressionnisme qui fait florès à ce moment-là, joue un rôle dans cette écriture, l’affaire Dreyfus aussi. L’œuvre n’est pas que psychologique et introspective, elle analyse avec un œil impitoyable la société de son temps.
A lire ou à relire peut-être pas dans son entier. A picorer et à déguster.
Françoise Cariès
Première parution en 1918
Édition de Pierre-Louis Rey
576 pages, sous couverture illustrée