1969, année exotique de la Rumeur d’Orléans

                                                               Par Pierre Allorant

Le voyage dans le temps, un demi-siècle à rebours, constitue souvent une expérience stimulante pour l’appréhension des temps présents.

En 1969, si Gainsbourg et Birkin chantent la libération sexuelle en célébrant l’année érotique, la France vit la fin de la décennie gaullienne, le départ précipité de son vieux général-président à l’issue de la victoire du non au référendum du 28 avril 1969 sur la régionalisation et la réforme fusionnant le Sénat et le Conseil économique et social.

72 heures dans la vie d’Edgar Morin

Edgard Morin.@Wikipedia

À Orléans, à la veille du premier tour des élections présidentielles anticipées, une étrange rumeur flambe et rebondit, de cabines d’essayage de magasins de prêt-à-porter féminin en souterrains à destination des contrées exotiques de la traite des blanches. Début juillet, un quarteron de sociologues parisiens débarque, pour trois petites journées, dans cette « ville moyenne de province », la tête emplie de clichés du prêt-à-penser d’un « bovarysme yéyé », à la recherche des « fantasmes de cet autre sexe que nous fréquentons sans cesse et que nous aimons tant » (sic).

L’ouvrage célèbre qu’en tire l’équipe Morin, récemment soumis à une brillante relecture critique par le sociologue David Melo, recèle, à la relecture, une « richesse foisonnante d’observations dans ses carnets d’enquête, opportunément publiés en annexes, alors que la courte synthèse déçoit par sa méconnaissance délibérée de l’identité et de l’histoire de la ville.”

Si la pathologie originale de la rumeur, qui associe antisémitisme new-look et fantasme de traite des blanches, est lumineusement dévoilée, les ressorts de l’originalité du terreau orléanais ne sont qu’ébauchés, par une volonté de dé-singulariser le cas orléanais.

Les grandes oubliées : l’histoire d’Orléans et  « Orléans II-La Source »

Le quartier de La Source à Orléans.

Pourquoi Orléans ? La question intéresse peu Edgar Morin, dont le parti-pris est de ne pas réaliser une monographie locale fouillée, mais de généraliser les enseignements d’une enquête coup-de-poing transposable à  Amiens, Rouen ou Grenoble.

Ce choix méthodologique est à la fois une force, celle de la quasi-immédiateté du reportage, de la saisie des témoignages, mais aussi une limite. Ce qui frappe aujourd’hui, ce sont les manques (rien sur La Source, trop éloignée pour s’y rendre par les cars de la TREC via Olivet, « bourg de campagne » (sic), les étudiants, les enseignants-chercheurs « tous Parisiens », les pieds-noirs…) et les zones d’ombre sur l’identité et l’histoire de la ville, y compris son impressionnante mutation contemporaine, de la ville stagnante de 1843 aux destructions de 1940-1944 à l’agglomération à une heure de Paris la plus favorisée par la déconcentration industrielle et la décentralisation régionale.

Une « brusque révélation » : la ville de Jean Zay et de Claude Léwy

Jean Zay, ministre de l’Instruction publique et des Beaux arts.

Il faut patienter jusqu’aux journaux d’enquête pour trouver mention du « passé qui ne passe pas » de la cité de Jean Zay. Edgar Morin apprend, et note comme une « brusque révélation », que la ville a eu comme député le grand ministre du Front populaire et comme maire son ami l’avocat socialiste Claude Léwy. Mais de cette information, il ne fait rien, pas même une articulation avec la présence forte de Madeleine Zay aux côtés de Louis Guilloux lors de la très massive réunion publique de protestation dans les locaux qui préfigurent la maison de la culture.

De fait, toute empreinte d’émotions populaires et de « fièvres hexagonales » passées à Orléans n’entre pas dans le champ d’étude de l’équipe Morin : ni les combats du docteur Halma-Grand ou de Péguy au cœur de l’affaire Dreyfus et de la ligue des droits de l’Homme, ni le martyr de Max Jacob, ni l’amitié de jeunesse du « maire gaulliste » Roger Secrétain avec Jean Zay et Marcel Abraham.

Lieux de mémoire orléanais et résurgence antisémite

Le campus de La Source à Orléans.

Si l’oubli de la présence des camps d’internement du Loiret ne constitue pas une surprise, leur « redécouverte » étant postérieure, un rapide coup d’œil aux journaux régionaux aurait informé Edgar Morin de la persistance d’un trouble des mémoires des guerres à Orléans. Comment expliquer autrement le grave conflit public en 1964 entre le préfet Dupuch et le président du conseil général du Loiret, l’ancien grand résistant Claude Lemaître refusant de serrer la main d’un ancien haut fonctionnaire de Vichy ?

De même, Morin s’attache avant tout, à juste titre, aux effets de l’émancipation féminine et de l’apparition récente des « jeunes », de la génération « Salut les copains », mais glisse très vite sur les effets de mai 1968 à Orléans. Or, à l’inverse du mythe de la ville endormie, alors que Tours aurait prétendument précédé et montré la voie à la révolte estudiantine de Nanterre, le campus sourcien a connu occupation de la bibliothèque universitaire et violence de l’extrême-droite à l’encontre des étudiants logés en résidence, avec les exactions d’un commando d’Occident soutenu par des militants débarqués de la capitale. Cette résurgence d’un bouillon antisémite sur le terreau traditionnel de l’Action française d’avant-guerre semble pourtant fondamental à prendre en considération dans l’archéologie de la rumeur, dont l’originale combinaison est bien éclairée par Morin : l’alliage original du fantasme classique de la « traite des blanches » et du soupçon distillé à l’encontre de jeunes commerçants juifs, sur une thématique reconfigurant le mythe du sacrifice rituel des innocents lors de la Pâque.

Le regain contemporain des affaires érotico-politiques

Pierre Chevallier, maire d’Orléans assassiné par son épouse.

L’originalité de la démarche, de la méthode Morin, si décriée en son temps par ses collègues sociologues, justifie en partie les zones d’ombre voire le désintérêt manifeste envers l’histoire politique de la ville. Mais dans la ville de la Pucelle d’Orléans, cette vierge combattante sacrifiée par la conjuration des puissants du trône et de l’autel, comment faire sérieusement l’impasse sur le drame passionnel qui a bouleversé la cité, la replongeant dans le deuil collectif trois ans après les obsèques de Jean Zay le 15 mai 1948 ? L’assassinat du docteur Chevallier par son épouse bafouée fait la Une de la presse internationale, people-ise  la vie politique avec ce mélange de sexe et de sang qui multiplie les ventes d’imprimés depuis les libelles consacrés aux aventures extraconjugales de Louis XIV et Louis XV.

Or, en octobre 1968, un scandale savamment orchestré défraie la chronique nationale, dévastant les liens entre De Gaulle et son ex-premier ministre Georges Pompidou, mettant en scène les supposées relations troubles entre bas-fonds de la pègre et hautes sphères du show-biz et du pouvoir. L’affaire Markovic, instrumentalisée par les ennemis personnels du normalien passé chez Rothschild – encore un fantasme durable, de 1969 à certains ronds-points étoilés de jaune de 2019 – pour briser sa marche vers l’Élysée.

Signe des temps et du déphasage du vieux général, né en 1890, avec son temps, lorsqu’il consent, enfin, à avertir de l’ignoble rumeur le locataire de Matignon qu’il a congédié en juin en remerciement de ses loyaux services, il lâche au Garde des Sceaux par intérim, Capitant étant empêché par la maladie : « Jeanneney, allez-y si vous vous voulez, mais cela lui apprendra de passer ses vacances à Saint-Tropez ! »

Immuable et changeante, la haine antisémite, Le chagrin et la pitié

L’entrée des cendres de Jean Zay au Panthéon.@Ch.B

Deux années après le trauma de la guerre des Six jours, l’antisémitisme mute, conserve des racines anti-judaïques fragilisées par le tournant chrétien de Vatican II – l’adieu à la stigmatisation du « peuple déicide » – et plonge vers la dénonciation du « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », de « l’impérialisme sioniste », sur fond de virage diplomatique du Quai d’Orsay, débarrassé du boulet algérien.

1969 sonne le glas de la République gaullienne, et avec elle d’une « certaine idée de la France » et de son passé unanimement résistant glorifié. Bientôt, en septembre 1972, l’affaire Touvier va donner l’occasion au président Pompidou d’exprimer, pour justifier la grâce du milicien, sa volonté de refermer les plaies de cette période où « les Français ne s’aimaient pas », titre d’un ouvrage oublié de Charles Maurras.

Henri Blanquet, une des figures de la presse en 1969 parle de la Rumeur.

Alors à Orléans, la page flamboyante de Roger Secrétain aura été tournée. C’est aussi le moment où l’ancien chef des corps francs du Loiret, Henri Duvillard, quitte le ministère des anciens combattants et victimes de guerre pour présider le Comité national du Mémorial du général de Gaulle à Colombey.

Viendra bientôt le temps du « devoir de mémoire », avec à Orléans, la redécouverte tardive de l’œuvre de Jean Zay et l’action de dévoilement des « années noires » coordonnée par le CERCIL. Même l’entrée au Panthéon de Jean Zay, saluée par sa ville natale, a fait resurgir les vieux fonds rances d’une haine recuite, de la polémique du « Drapeau » à la critique de la dénomination de la salle d’audience de la première chambre civile du palais de Justice d’Orléans.

Force répugnante de la rumeur fielleuse. Comme le disait Voltaire, en un bon mot rapporté par Louis Guilloux, si on l’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, il se hâterait de prendre la fuite. Bien d’autres, la LICA, le journaliste Henri Blanquet, la jeune professeure Eliane Klein, Madeleine Zay, le conseiller général communiste André Chêne ou l’évêque Riobé ont préféré tordre le cou à la calomnie pour éteindre la puissance de feu de la rumeur. Ils méritent tout notre souvenir et de continuer à éclairer nos chemins.

P.A

Commentaires

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  1. Je m’en souviens bien en effet et la rumeur était relayée au lycée – à l’epoque on disait encore le lycée Jeanne d’Arc -et j’avais bravé l’interdit pouym’acheter un tres joli chemisier en liberty rose .souvenirs

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