Laurent Gaudé convie les européens à la table de l’Europe

Qu’est-ce que l’Europe ? Une géographie qui cherche à devenir une philosophie, un passé qui entend se construire un avenir ? Dans son livre « Nous , l’Europe, banquet des peuples », le romancier Laurent Gaudé nous invite à nous lancer dans une Europe des différences, de la solidarité et de la liberté.

Cet anti-Houellebecq retrace dans un long poème l’histoire de l’Europe depuis la naissance des nations, de la société industrielle au XIXe siècle, jusqu’à celle, désenchantée, d’aujourd’hui, en passant par la colonisation, les deux grandes guerres, la Shoah, le traité de Rome, mai 68 et la Guerre Froide…

Le tout dit avec délicatesse, avec des mots choisis, puissants, bouleversants, tout en finesse : un portrait bouleversant de cette étrange entité qu’est l’Europe, aujourd’hui mise en péril par la montée en puissance des europhobes. À quoi sert-elle ? Quel est son avenir ? Comment la construire ? Quel sens lui donner ?

Laurent Gaudé embarque ses lecteurs dans un questionnement sur cette actualité brûlante et les invite à regarder vers l’avenir.

Aux racines de l’Europe et à son ADN

 “Il faut fouiller dans le XIXe siècle / Parce que dans ses entrailles il y a notre visage”(Page 30). Au tout début, il y a 1848, “la chute des rois coiffés comme des poupées de calèche. Quelque chose va naître / Et ce sera d’abord rouge et grimaçant“. Des soulèvements, un peu partout en Europe, Palerme, Paris, Milan, Berlin… “Nous sommes nés de l’utopie et du mécontentement”, nous rappelle l’auteur alors que beaucoup ont oublié.

Des racines de l’Europe, il passe à sa longue histoire avec ses convulsions, ses avancées et ses retours en arrière sans cesse combattus : la révolution industrielle, sa course effrénée après le progrès devenu valeur suprême, et les dégâts qui à l’occasion s’en suivent. Il n’occulte pas le colonialisme :

 “Pendant des siècles, nous avons mangé le monde“, souligne-t-il, un constat que nous pouvons ranger parmi les conceptions de nos ancêtres dont nous n’avons pas à être fiers, des tyrans que nous avons produits non plus :”Tant d’hommes envoyés sur ces terres comme des chiens tout-puissants, 
se sont habitués à régner en petits tyrans, 
A violer tant qu’ils voulaient, 
A tuer sans conséquences, 
A jouir en maître.
Tant d’hommes en ont asservi tant d’autres
En ne voyant même pas le mal… 
Vernichnung 
Le mot est planté en terre 
Et ne cessera de croître“.

La poésie renvoie la dictature à son propre visage, lui interdit de se cacher. Arrive ensuite la boucherie de 14, car ce fut cela que fut la première guerre mondiale. Le traité de Versailles “une humiliation, nous le paierons”. En attendant, l’Europe vit une parenthèse enchantée : les années 20 dites folles. “L’Europe a besoin des seins de Joséphine et des poèmes de Cendrars”, lâche Gaudé. Mais 1933, “une odeur nouvelle envahit Berlin” et l’Europe dans son ensemble, pointe des “Indésirables” : les Juifs en Allemagne, les Grecs en Turquie, les Turcs en Grèce, les révolutionnaires, les homosexuels, les communistes, les Républicains en Espagne… Les premiers camps de concentration ouvrent leurs portes en France. Arrive alors la seconde guerre mondiale qui nourrit dans son giron les plus ignobles crimes contre l’humanité. “Et l’on s’arrête devant l’abîme, / Conscient de ne pouvoir que se taire“.

Une Europe adolescente à aimer

L’Europe s’est construite dans le sang et les larmes, mais aussi dans une marche en avant parsemée de contreparties, de lumières, de fulgurances intelligentes. “Nous avons les héros en partage / Qui nous ont légué un continent plus vaste que nos pays / Une terre que nous devons habiter / Pour eux, / Dans le sens de l’intelligence.”, nous oblige à constater le poète- philosophe avant de nous rappeler que, telle qu’elle est venue au monde, telle qu’elle s’est construite, telle qu’on la connaît aujourd’hui, telle que les générations précédentes nous l’ont léguée, il nous faut aimer l’Europe car tel est notre Intérêt.

Cette naissance ” sans volonté populaire qui renverse tout, c’est peut-être-là sa faute originelle”, mais pouvait-il en être autrement “après la fureur de la guerre, après les grandes foules fascinées par un seul homme aux mains tendues” ?interroge-t-il.

Avec à peine 70 ans, à l’échelle de l’histoire elle est encore une adolescente avec tout ce que cela comporte d’incertitudes,il nous faut l’aimer et même la soutenir et l’ aider à passer ce cap. Laurent Gaudé nous y encourage car, dit-il, l’adolescence contient l’avenir et des promesses.

Que sera l’Europe de demain ?  “Le territoire est vaste et nous ne le connaissons pas. Il y a une Europe à inventer, Qui sommes-nous maintenant ? / Une nation de nations vaste, différente / Qui cherche le socle commun sur lequel elle pourra s’unir“.

Comment s’y prendre ? “Grand banquet. / C’est cela qu’il nous faut, maintenant. / De l’ardeur / De la chair et du verbe !”, prône le romancier. Redonner sa vigueur à une Europe née de la raison, donner chair à une Europe qui n’a pas comme but ultime de “dominer le monde”, mais d’être “Pour le monde entier / le visage lumineux / De l’audace / De l’esprit / Et de la liberté“.

Pour entrainer les populations les poètes disposent des mots. Ils sont leurs outils au service de leurs idées. Comme Hugo, Camus ou Péguy, Laurent Gaudé s’en sert magistralement. Là où les politiques, les éditorialistes échouent à nous convaincre, se faisant aimable, le poète séduit et l’emporte. «  Nous l’Europe, banquet des peuples » est une douce chanson qui nous entraîne dans l’odyssée européenne. Laurent Gaudé nous invite à en écrire un nouveau chapitre.

Françoise Cariès

Ce texte son texte est au programme du prochain Festival d’Avignon, dans une mise en scène de Roland Auzet, du 6 au 14 juillet

« Nous, l’Europe, banquet des peuples »

Laurent Gaudé

Actes Sud, 184 pages 17,80 euros

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