Par Jean-Paul Briand
A la suite de la vague de suicides de salariés, entre 2007 et 2010, l’opérateur France Telecom, en tant que personne morale, et sept de ses anciens dirigeants, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris, depuis le lundi 6 mai 2019, pour harcèlement moral au travail. Le procès devrait prendre fin le 12 juillet.
Le harcèlement moral est une notion juridique
En France, un comportement ne peut être qualifié de « harcèlement moral » que par l’autorité judiciaire. Selon la loi « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel », par ailleurs « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Un médecin n’est donc pas qualifié pour utiliser le terme de harcèlement moral dans un certificat, mais il peut diagnostiquer une souffrance morale.
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Le suicide, porte de sortie de la souffrance morale
Le harcèlement moral est souvent le moteur d’une souffrance morale qui va entraîner, dans les cas les plus ultimes, une tentative de suicide chez la victime. Au sein des entreprises, comme des administrations, des comportements lucides ou inconscients, ne provenant pas obligatoirement de l’encadrement, fragilisent les individus les plus vulnérables, désorganisent leurs vies personnelles et dégradent leur état de santé. La détresse psychologique, la « carbonisation psychique » (Burn Out) sont telles que pour certains la seule porte de sortie de leur martyre peut être le suicide.
Les causes de la souffrance morale au travail
Dans une société dominée par la loi du marché, la logique comptable, le management par les chiffres, la gestion à l’objectif sont les méthodes déterminantes de gouvernance. Ces formes d’organisation détruisent les solidarités et le vivre-ensemble au sein des entreprises, quelques soient leurs dimensions. Elles entraînent fréquemment une souffrance morale au travail. La recherche de la rentabilité à tout prix n’est pas la seule cause de ce mal. Il en existe une autre qui touche beaucoup de domaines d’activités mais tout particulièrement les institutions sanitaires, sociales, médico-sociales et les administrations. C’est « la démarche qualité ». Sous le prétexte, impossible à désavouer, d’améliorer sa pratique, de mieux servir le client ou l’usager, cette exigence cache un piège pathogène. Elle permet aux autorités gestionnaires, interchangeables et totalement déconnectées de la réalité, de prendre le pouvoir sur les salariés qui, par leurs niveaux d’études ou l’expérience acquise, pourraient s’opposer à leurs décisions inadaptées. Dans beaucoup d’établissements, de grandes entreprises, d’administrations, insidieusement et progressivement, la démarche qualité est devenu un outil qui détruit le travail en équipe, supprime les possibilités décisionnelles collectives ou individuelles des personnels, pourtant directement immergés dans le concret de leur métier.
L’épuisement professionnel des soignants
Dans les établissements de soins, selon des protocoles pré-établis et afin de répondre à la démarche qualité, obligée par la loi, les soins sont découpés en séquences qui doivent être transcrites en temps réel sur ordinateur une fois effectuées. Le professionnel doit ainsi formaliser la preuve qu’il a bien respecté les exigences des procédures. Cette contrainte entraîne d’une part un isolement voulu des professionnels, particulièrement destructeur des solidarités au sein des collectifs de travail, et d’autre part une altération de la relation avec les patients. Elle est probablement l’une des causes majeures du désarroi et de la lassitude dont souffre beaucoup de soignants. Cette démarche insensée n’apporte pas la qualité promise puisque très souvent le personnel se débarrasse, en fin journée, d’une façon mécanique, irréfléchie, souvent incomplète, voire déformée, de cette corvée trop astreignante. Les renseignements ainsi obtenus permettront néanmoins à l’administration centrale de produire de beaux graphiques d’activité en fin d’année…
Au delà du temps perdu, de la perte d’une relation humaine authentique et personnalisée avec les malades et les collègues, cette mascarade entraîne une perte de sens et du plaisir de travailler. Cette attaque frontale contre les savoir-faire des métiers devient la première cause de l’épuisement professionnel, porte d’entrée dans le Burn Out.
Le Burn Out
Le « Burn Out Syndrome » (BOS), ou syndrome d’épuisement professionnel, n’est pas considéré comme une maladie par les autorités médicales. C’est un syndrome, c’est à dire un ensemble de troubles appartenant aux souffrances morales liées au travail. C’est une crise, « résultant d’un stress chronique au travail qui n’a pas été géré avec succès » dans un contexte où le travailleur est souvent isolé et privé du soutien de ses collègues. Le BOS met en danger la personne qui vit cette crise lorsque ses capacités d’adaptation et d’équilibre sont dépassées. Cette épreuve peut alors évoluer vers une maladie dépressive sérieuse. Il n’existe pas de symptomatologie spécifique au BOS. Même si le burn-out, est depuis le 26 mai 2019 inscrit sous le code QD85 dans la classification internationale des maladies (CIM-11) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il n’est pas encore reconnu comme maladie professionnelle par la législation française. C’est la psychologue Christina Maslach qui, en 1976, caractérise le BOS. Elle a identifié trois thèmes principaux qui constitueront les dimensions du BOS :
- La première dimension : l’épuisement émotionnel, qui se traduit par le sentiment d’être vidé de ses ressources physiques et émotionnelles ;
- la deuxième dimension : la dépersonnalisation, qui représente la prise de distance dans la relation avec l’autre, parfois avec cynisme et agressivité, qui est une façon de se protéger de la source de l’épuisement ;
- la troisième dimension : la diminution de l’accomplissement personnel, qui correspond au sentiment d’incompétence pouvant conduire à une véritable dépression et parfois au suicide. Inconsciemment, le suicidant donne ainsi à son geste « libérateur », un sens collectif, social voire politique.
Mettre en place des indicateurs de climat social
Le procès des anciens dirigeants promoteurs de la brutale politique de réorganisation de France Telecom va être fortement médiatisé dans les prochaines semaines. Avant que des faits aussi dramatiques ne défrayent à nouveau la chronique, comme ce fut déjà le cas pour d’autres grandes entreprises françaises comme Renault, PSA Peugeot, EDF ou La Poste et au delà des éventuelles condamnations, il serait salutaire de mettre en place des indicateurs collectifs simples, éprouvés et transparents, afin d’analyser le climat social au sein des entreprises et des administrations. Cette mesure permettrait à tous les acteurs d’un établissement d’analyser objectivement cette problématique fréquemment récusée. Elle briserait la loi du silence et le déni des politiques et des employeurs vis à vis de la souffrance morale au travail. Elle éviterait des catastrophes humaines. Dans notre monde libéral, la rentabilité prime, il faut donc ajouter qu’une telle mesure de santé publique augmenterait la productivité en diminuant l’absentéisme. Elle éviterait le gâchis économique des indemnités en rapport avec les arrêts de travail et les invalidités.
Une politique de prévention de la souffrance morale au travail
Au delà de l’émotion et des condamnations probables des carences managériales mortifères des anciens dirigeants de France Telecom, l’action en justice en cours doit être le déclencheur d’une authentique politique d’analyse puis de prévention de la souffrance morale au travail, sous toutes ses formes. C’est aussi le moment d’une renégociation des pouvoirs entre autorités gestionnaires et professionnels de terrain…
Un salarié heureux est toujours un travailleur performant.
Jean Paul Briand – mai 2019