Par Pierre Allorant
À l’issue d’une campagne tronquée par le prolongement du Grand débat et jugée éloignée des enjeux européens, le scrutin du 26 mai 2019 surprend à plus d’un titre. Sursaut civique par le niveau de participation inédit depuis un quart de siècle, il prolonge et accentue la mutation du système politique français amorcé en 2017. Sur fond de menace brune à Londres et à Rome, mais de poussée de sève verte à Berlin et rose à Madrid.
Grand débat : le débouché électoral d’une nationalisation
Le passage d’un regroupement artificiel de régions à une circonscription nationale unique avait été voulu par Emmanuel Macron dans le but de nationaliser le débat. Il réussit pleinement ce pari, mais le paradoxe veut qu’il échoue -d’un petit % qui change beaucoup dans la perception des résultats -dans celui de devancer le Rassemblement national.
Le revers en trompe l’œil de Macron
Après une visite à Gargilesse-Dampierre, Emmanuel Macron était attendu à Déols. Photos YD
Toutefois, cet échec du pouvoir à l’informel référendum sur sa politique est à relativiser au regard de la sanction systématique reçue par les gouvernements en place lors de ce type de scrutin en France : comparé à Rocard 1994, à Sarkozy 1999 ou au PS en 2014, la liste Loiseau, en dépit de l’erreur de casting sur sa tête de liste, sauve mieux que les meubles : la possibilité pour Macron d’entrevoir non seulement la seconde partie de son quinquennat, mais la perspective de sa réélection.
D’autant plus si l’on regarde globalement le paysage politique : la nouvelle bipolarisation apparue en 2017 s’ancre, car après l’éclatement de la gauche en 2017, c’est l’agonie de la droite qui constitue la « divine surprise » du jour pour Macron. Il ne reste plus qu’à savoir qui dictera à la peau de chagrin de Laurent Wauquiez, racornie comme la majorité torie mitée par le parti du Brexit, ses directives anticipées.
Veste tragique pour Wauquiez: le « grand remplacement » de la droite plagiaire
Sur ce plan, Retailleau a pris une longueur d’avance, façon Michel Rocard 1978, en appelant dès 20 h au sursaut salvateur du « peuple de droite ». Campés sur leurs fiefs régionaux, Valérie Pécresse et Xavier Bertrand n’en pensent sûrement pas moins. Avec 8%, le philosophe versaillais, qui plaisait tant dans les réunions paroissiennes, incarne, dans son effondrement inattendu, l’écart abyssal entre le noyau dur de la France traditionnelle, fille aînée de l’Eglise, et la majorité de l’électorat. 2 ans après les 20% d’un Fillon décrédibilisé par les scandales, c’est la veste de trop, historique, pour la droite Wauquiez, pâle copie et meilleure cordon d’alimentation de son « grand remplacement » par l’impasse lepéniste. Moins que chez Bel-Ami, la droite se retrouve aujourd’hui, du côté chez Maupassant, dans les Contes de la Bécasse.
Les masques jaunes: l’ancrage lepéniste et la gifle insoumise
Ce « 21 avril à l’envers » a sans aucun doute nourri à la fois la solide résistance de la liste présidentielle dans les métropoles et la flambée de colère contestataire dans cette France périphérique soulevée depuis plus de six mois par le mouvement des gilets jaunes, cette « diagonale du vide » où on a massivement voté.
Toutefois, qu’après un tel mouvement, l’ancien Front National ne progresse qu’en voix, et recule en pourcentage et en sièges, et que la France insoumise, ivre de joie à la perspective d’une « convergence des luttes, s’effondre des 2/3, ne peut que surprendre.
Il serait peut-être temps pour les membres de la France insoumise de justifier leur dénomination en osant remettre en cause leur leader, inspiré aux présidentielles de 2017, mais dont l’ego a semblé gonfler à l’inverse proportion de la cohérence de sa ligne victimaire, de l’adoration d’Eric Drouet et de l’ampleur des suffrages obtenus. Tant en République, personne n’est sacré.
Frémissement et recomposition de la gauche
En guise de calice jusqu’à la lie, Jean-Luc Mélenchon laisse non seulement s’échapper les deux partis qui polarisent la vie politique, mais il doit endurer l’humiliation de voir la jeunesse plébisciter l’écologie politique originelle, lui le converti, et pire encore, se faire rattraper sur la place publique par le « cadavre à la renverse » socialiste, enterré un peu vite, et renaissant au niveau européen.
Surtout, le socle idéologique d’un rebond durable apparaît disponible : écologie, justice sociale, renforcement de la protection européenne contre les excès de la mondialisation et les dangers de grandes puissances extérieures.
Sur ce programme, la majorité des Français se retrouve désormais, de Lagarde à Jadot; les europhobes n’osent plus prôner sortie de l’Euro ni de l’Europe, et les « frexiteurs » restent plus rares qu’un anglophile sur le sol d’Irlande. Une grande part des Européens, de Madrid à Berlin, adhère au même credo, des centristes aux sociolo-democrates.
Mais rien n’est simple, car à la fracture sociale, territoriale et politique française répondent les craquements de l’Europe et la poussée nationaliste, à Londres, à Rome, à Budapest et « l’ordre règne à Varsovie ».
Répondre vite aux attentes des peuples pour éviter le déferlement du populisme : mesdames et messieurs les nouveaux parlementaires européens, à vous de ne pas jouer avec le feu.
P.A