Par Gérard Hocmard
On ne voit pas bien pourquoi on n’assisterait par d’ici quelques mois à un « acte 27 » ou à un « acte 36 », puisque la fièvre des samedis a pris l’allure d’un rite. On peut même parier que sera célébré avec toute la pompe qui sied à une commémoration l’« acte 52 » qui marquera le premier anniversaire du mouvement. Parce qu’elles pointent tous azimuts et sont éventuellement contradictoires — ainsi la demande pour plus d’État, mais moins d’impôt — et qu’elles ne sont pas hiérarchisées mais présentées comme un « tout ou rien », les revendications ne pourront pas être toutes prises en compte, ce qui laissera intactes bien des frustrations.
Déambulation de gilets jaunes à Châteauroux.
Cet enkystement de la crise devient de plus en plus flagrant au fil du temps. Les rassemblements des débuts, dans le petit matin de novembre, pour soutenir des causes qui suscitaient la sympathie de grand public, sont devenus trop souvent, comme on l’a vu, l’occasion d’un déchaînement intolérable de violence et de haine. Le samedi, tous les chats sont jaunes, ce qu’ont vite compris des activistes en provenance des deux extrêmes du spectre politique. Ils ont vu dans l’anonymat que procurait le gilet la possibilité de couvrir leurs exactions, au grand désarroi des authentiques gilets jaunes enregistrés par diverses vidéos en train de tenter de s’interposer pour protéger les personnes et éviter la casse.
Un Grand débat pris au sérieux
Un Grand débat à Saint-Cyr-en-Val (Loiret).
Pendant ce temps-là, on débat. D’après ce que l’on a pu voir ou entendre et ce que donnent les chiffres communiqués à propos des cahiers de doléances, on constate que ce « grand débat » est pris très au sérieux et bien mené. Les modérateurs veillent à maintenir le niveau et le respect des échanges, les formulations sont généralement argumentées avec, à côté de l’inévitable « yakafôkon » et d‘éventuelles revendications à portée locale, le souci de propositions concrètes et à visée générale.
Fort bien. Et après ? What now, my love ? Il est à craindre que, là encore, la mise en œuvre, nécessairement difficile, de mesures destinées à satisfaire des attentes opposées, ne soit l’occasion de grandes frustrations et de grands débordements, balayant l’objectif d’élever le débat au-dessus du ras du trottoir ou du rond-point.
La fracture
Cette crise a illustré les fractures, que l’on préférait ne pas voir en haut lieu, de la société française exactement comme d’autres phénomènes ailleurs dans le monde — le Brexit, le mouvement Cinq Etoiles, l’élection du Donald (sa femme elle-même l’appelle comme ça, alors…) — révèlent les failles qui traversent les sociétés où ils sont apparus. Il en est une toutefois qui n’est vraiment visible que si l’on compare les propos recueillis par micro-trottoir lors d’un samedi jaune et ceux qui s’échangent lors des divers grands débats. Elle sépare une population qui n’a pas nécessairement un haut niveau d’instruction, mais est capable de conceptualiser, de donner forme à une idée et par ailleurs une autre frange qui « pense » par slogans, mots d’ordre ou formules toutes faites. On ne rencontre guère les représentants de cette dernière dans les grands débats sinon à titre de spectateurs, mais plutôt sur les ronds-points où ils se retrouvent entre eux, rejoints pour leur malheur par des éléments qui ne connaissent quant à eux comme arguments que la force brute.
Dialogue de sourds
Ce clivage ne peut que susciter l’inquiétude, puisqu’il vient renforcer l’impression de dialogue de sourds que l’on a depuis quasiment le début. On ne sait pas où en est le Président par rapport à son affirmation première selon laquelle il maintiendrait le cap qu’il s’est fixé, ni si les grands débats auxquels il participe avec, il faut le lui concéder, une certaine maestria, auront infléchi sa perception de la situation nationale. On n’est pas sûr non plus, à leurs déclarations, que tous les responsables gouvernementaux aient bien compris ce qui se joue. Dans tous les cas de figure, on voit cependant mal comment toute
cette agitation fluctuante et répétée à jour fixe comme un mouvement de marée, comment cette expression d’un mal-être qui contribue à son tour au mal-être ambiant, peut déboucher sur la mer de la Sérénité.
À suivre, hélas.
Gérard Hocmard