La revanche impériale du Sénat de la Ve République

À l’heure où la Cinquième République commémore, en ce mois de septembre, ses 60 ans d’existence, approchant le record de longévité de “la plus longue des Républiques”, la Troisième, née de la débâcle face à la Prusse en 1870 et de l’échec de la restauration de la monarchie, morte dans le chaos et les manœuvres “illibérales” de juillet 1940, une petite musique institutionnelle attire l’oreille, sur le thème connu de l’ironie de l’histoire. Régime présidentialiste, bâti sur le constat de faillite du régime d’assemblée dans ces guerres coloniales à la mémoire officielle revisitée, de l’usage systématique de la torture au scandaleux abandon des harkis, la République gaullienne, incarnée depuis un an par un fringant Premier Consul jupitérien, accoucherait-elle enfin, sur le tard, d’un véritable contre-poids au risque d’excès de pouvoir de l’exécutif sous la forme inattendue d’un Sénat décomplexé ?

Par Pierre Allorant

La seconde chambre, une “anomalie” en République ?

Aux temps pas si lointains, mais déjà effacés, de la “gauche plurielle”, un Premier ministre, Lionel Jospin avait osé mettre sur la place publique la question de la légitimité d’une chambre haute en démocratie, estimant que le Sénat, au mode de scrutin très défavorable à la France des villes, constituait désormais une anomalie nocive à l’expression de la souveraineté de la nation, entièrement incarnée par l’assemblée nationale et le Président de la République.

Il ne faisait en cela que reprendre les attaques des radicaux de Clemenceau contre les lois constitutionnelles de 1875, puis les critiques de Léon Blum dans À l’échelle humaine sur le rôle anti-démocratique du Sénat de l’entre-deux-guerres, machine à renverser à mi-mandat les gouvernements issus d’élections générales directes, au profit de majorités alternatives de “concentration des centres”, radicaux et républicains modérés, d’Herriot à Poincaré, traduisez pour le XXIe siècle de Le Drian à Édouard Philippe, des anciens strausskhaniens aux orphelins d’Alain Juppé.

Sénat

Une opposition au nom des libertés

Et pourtant, que de chemin parcouru et de périls surmontés par la chambre haute depuis le conflit fondateur en 1962 de son président Gaston Monnerville avec le général de Gaulle, sur fonds de révision constitutionnelle, avec la grave accusation, jamais pardonnée à l’Élysée, de “forfaiture”. Et la réponse institutionnelle sept ans plus tard —sept ans de malheureux boycott du palais du Luxembourg par les ministres gaullistes— en un texte associant régionalisation et fusion du Conseil économique et social et du Sénat. Ce projet de loi porté par le fils d’un grand président du Sénat, Jean-Marcel Jeanneney – fils de Jules Jeanneney, bras droit de Clemenceau en 1917 et du général en 1944 – référendum repoussé fin avril 1969 par 53 % d’électeurs lassés par une décennie de grandeur gaullienne et convaincus, pour leur frange droite, que l’ancien premier ministre Georges Pompidou, congédié comme un gardien du fort de Brégançon en juin 1968, ferait un successeur compétent et moins tempétueux pour temps de paix et de prospérité. Paradoxe, encore une ironie de l’histoire, la menace conjurée de dilution du Sénat en un conseil socio-professionnel a été accompagnée d’une défaite de la candidature bonhomme de son président centriste, le placide Alain Poher, manifestement peu taillé pour la fonction ciselée par Michel Debré.

La revanche des territoires de “l’ancien monde” ?

Depuis la fin de la décennie gaullienne, les rapports entre l’exécutif et le sénat se sont normalisés, avec depuis 1981 un rôle renforcé de garant des droits de l’opposition et au-delà, des libertés individuelles, publiques et territoriales. En effet, l’Assemblée nationale étant désormais, et davantage encore depuis la révision de 1999 et le passage du septennat au quinquennat, une résultante amplifiée du scrutin présidentielle, avec des majorités absolues obèses, peu conformes à l’état réel de l’opinion, 1986 et 1988 exceptées, seul le Sénat a pu largement exercer une fonction à la fois de vigie démocratique, de saisine constitutionnelle (par son président comme par 60 de ses membres) et de cerbère vigilant de la décentralisation, les maires et présidents de conseils généraux occupant une large place dans ses travées.

Ce rôle a certes parfois été surjoué et instrumentalisé, particulièrement par le “Raimu du Palais du Luxembourg”, Charles Pasqua, drapé dans la dignité offensée du défenseur de “l’école libre” face aux hordes socialo-communistes du grand service public et de la laïcité en marche, et il a fallu alors, à l’été 1984, toute l’habileté manœuvrière d’un François Mitterrand au sommet de son art pour sortir du piège en proposant “le référendum dans le référendum”, entendez l’extension du domaine de lutte de la consultation directe des électeurs sur les libertés.

Loin des rodomontades de l’ancien leader du Service d’Action Civique, Gérard Larcher réussit aujourd’hui à redonner une identité et une mission au Sénat, en plus de l’habituelle et réelle justification du bicamérisme : la relecture et l’amélioration de la forme et des dispositions normatives. Habilement, sans la caricature d’opposition systématique incarnée par Laurent Wauquiez, le Président du Sénat a su peser sur le contenu du projet de réforme constitutionnelle, avant que le déclenchement de l’affaire Benalla ne bloque le processus et que la commission des lois ne prenne le relais, entre écoute de la parole d’en bas et bien des sueurs et des larmes pour des cabinets déboussolés et un ministre de l’Intérieur la tête ailleurs, déjà tournée vers le parc de la Tête d’Or. Toutefois, cette habileté de positionnement, revanche sur une année d’humiliation électorale puis législative de “l’ancien monde”, droite et gauche confondues, ne suffira pas à asseoir durablement le Sénat dans le paysage institutionnel du XXIe siècle.

Articuler normes et échelles imbriquées des territoires

À l’instar du CESE, en voie de se transformer en Conseil de l’avenir, par la prospective et l’écoute de la société civile, le Sénat peut, en repartant de ses fondements républicains, le “Grand conseil des communes de France” selon Gambetta, devenir utilement l’assemblée de l’articulation harmonieuse des politiques publiques appliquées à chaque échelle de territoires : non plus seulement la défense corporative des communes rurales, son socle électoral, mais aussi des départements, des métropoles, des régions et de l’Europe communautaire, cette construction si déconnectée de tout contact entre élus et citoyens.

Organiser le débat public sur l’emboîtement hiérarchique des normes et sur l’aménagement des territoires, à l’heure où menace le “no deal”, un beau défi au moment où s’ouvre ce mercredi à Marseille, sur fonds d’exaspération des élus et de Marche des libertés, le Congrès des régions de France.

Oui, Monsieur le Président, il suffit parfois de “traverser la rue” pour écouter la France qui gronde.

Commentaires

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    • Certes, ce n’est pas mon support préféré, moi non plus, mais, une fois de plus, je suis content de lire un excellent papier d’un chroniqueur que j’ai si souvent vilipendé.
      Et, s’il faut en passer par là pour le lire, eh bien, soit !
      Merci, M. Allorant.

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