Depuis que j’ai raccroché la robe d’avocat, j’exerce une activité de juriste bénévole d’aide aux réfugiés du proche orient demandeurs d’asile. Souvent l’OFPRA qui vérifie le bien-fondé de ces demandes les conteste en invoquant en des motifs convenus toujours libellés dans les mêmes termes le manque de précision, le caractère vague et peu circonstancié des justifications invoquées par l’étranger qui sollicite l’asile en France.
Par Patrick Communal
Pour éviter ce type de rejet, j’ai l’habitude de demander aux réfugiés, avant leur entretien à l’OFPRA, d’écrire leur histoire dans leur langue native. C’est en effet la meilleure manière d’obtenir des détails suffisamment précis sur ce que les gens ont vécu en prenant en considération la dimension émotionnelle du parcours qui les a amenés à venir chez nous. Je recueille ainsi au fil du temps des histoires passionnantes, singulières, douloureuses, tragiques, que je remets en forme dans l’esprit qui convient pour une audition devant les officiers de l’OFPRA ou les juges de la Cour nationale du droit d’asile.
Une majorité des personnes que j’assiste sont de confession musulmane mais j’ai aussi rencontré des yézidis et des chrétiens d’Orient. L’histoire que je vous propose ici est celle d’une jeune fille chrétienne qui a fui Mossoul en pleine nuit le 10 juin 2014 quand les forces de l’état islamique se sont emparées de la ville où elle avait toujours vécu.
Au moment où les images des bombardements d’Alep, après celles des exactions de Daesh, s’affichent sans retenue sur nos écrans, avec leur cortège d’horreurs, le récit de cette jeune fille réfugiée à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, pourra paraître un ton au-dessous. C’est l’histoire habituelle d’une jeune réfugiée parvenue à éviter le pire, mais qui se trouve confrontée aussi, comme tous les chrétiens d’Orient, aux plus graves incertitudes quant à son devenir immédiat.
Lorsque j’étais enfant, la lecture du journal d’Anne Frank, qui nous a laissé pour héritage son humanité dans la quotidienneté de ce grenier d’Amsterdam où elle avait trouvé refuge, m’a appris beaucoup plus de choses sur la douleur du martyr juif que les images réalisées par les forces américaines et soviétiques à la libération des camps de la mort. Il me suffisait simplement de savoir que c’est là que cette adolescente dont j’avais partagé, au fil de la lecture, des moments ordinaires, avait terminé sa courte vie. Bien entendu le journal d’Anne Frank est totalement silencieux sur les circonstances de son arrestation et de sa disparition. Aussi, je me souviens encore de ces instants fugitifs où après avoir refermé le livre, j’imaginais un destin différent, une fuite, un droit d’asile accordé qui lui aurait permis de demeurer des nôtres.
C’est un peu la raison qui m’amène à vous confier le récit d’Haneen.
Patrick Communal.
Je m’appelle Haneen, je suis née le 31 janvier 1999 à Mossoul en Irak et je suis chrétienne membre de l’église catholique syriaque.
Ma mère est médecin gynécologue, elle avait un cabinet privé et exerçait dans un hôpital d’état, mon père est ingénieur et travaillait à la mairie de Mossoul. Nous avions une grande maison où j’ai vécu heureuse jusqu’en 2014, l’année de mes 15 ans.
Je me souviendrai toujours de cette nuit du 10 juin 2014, où mon père est venu nous dire que nous devions quitter la ville sans rien emporter d’autre que les vêtements que nous portions. Nous sommes partis en voiture en évitant les grands axes et avons fui vers le nord, pour rejoindre la ville de Dahûk. Dahûk n’est pas très loin de Mossoul mais nous avons mis vingt-quatre heures pour y parvenir parce que nous craignions d’être arrêtés par les soldats de l’état islamique et que nous nous sommes beaucoup égarés sur des chemins que nous ne connaissions pas. La route principale était totalement encombrée par les véhicules qui fuyaient Mossoul.
Terrorisée par Daesch
Le jour a commencé à se lever, il a fait très chaud et nous avons passé la journée sous un soleil de plomb avec très peu d’eau et de nourriture et puis, nous étions terrorisés à l’idée de croiser des hommes de Daesh.
Quand nous sommes arrivés à Dahûk, tous les hôtels étaient complets, la ville était saturée de réfugiés qui arrivaient sans cesse. Nous avons finalement partagé une chambre minuscule avec d’autres membres de la famille de mon oncle. Nous étions sept personnes, l’hôtel était très pauvre, il n’y avait pas de toilettes.
Nous avons cherché le lendemain un autre hôtel, nous sommes restés quatre jours à Dahûk A ce moment-là, nous étions totalement dépassés par la situation, nous avions peur de ce qui allait nous arriver dans les jours suivants, comment les choses pouvaient évoluer. Nous avons alors décidé de rejoindre Erbil, capitale du Kurdistan irakien où nous avions une tante et une cousine. A Erbil notre tante nous a trouvé un petit logement meublé que nous avons dû quitter assez rapidement. L’afflux de réfugiés dans la ville avait provoqué une hausse très importante des loyers et le propriétaire nous a demandé de partir parce qu’il avait trouvé des locataires qui offraient un prix plus élevé que nous. Nous avons trouvé un petit logement vide d’une pièce où nous avons entreposé des matelas. Tout cela se passait en juin et juillet 2014, pendant les vacances d’été. A ce moment, nous n’imaginions pas que notre précarité allait durer si longtemps, nous pensions encore pouvoir revenir rapidement à Mossoul. Mais tous ces espoirs ont disparu lorsque nous avons appris, par des voisins avec qui il était encore possible de communiquer par téléphone portable, que Daesh s’était emparé de notre maison et de toutes nos affaires parce que nous étions chrétiens et considérés comme des mécréants. Ils estimaient, en effet, qu’ils avaient le droit de voler tout ce qui appartenait aux chrétiens refusant de se convertir à l’islam. Ils ont peint un grand « noun » sur notre porte, ce qui signifiait que personne n’avait le droit de s’emparer de ce qu’il y avait à l’intérieur parce que tout appartenait à Daesh.
Ils ont interdit les portables

Nous avons éprouvé un immense sentiment de tristesse, assis sur ces matelas dans un logement vide en apprenant que Daesh nous avait complètement dépossédés, et notre détresse s’est encore accrue lorsque les voisins nous ont fait savoir que toutes nos affaires avaient été jetées dans la rue, parmi lesquelles tous les livres de médecine de ma mère. Nous avons cessé d’avoir d’autres nouvelles par la suite quand Daesh a interdit l’usage des téléphones portables.
La rentrée scolaire approchait et mes parents se sont mis à la recherche d’une école où je puisse poursuivre mes études. Mais pendant toute cette période la réponse était partout la même, il n’y avait pas de place dans les écoles du Kurdistan pour les réfugiés de Mossoul. Il a fallu attendre que le gouvernement aménage des bâtiments et ouvre des écoles spéciales réservées aux réfugiés. L’école où j’ai pu enfin m’inscrire était surchargée et totalement désorganisée. Normalement en Irak, la rentrée scolaire est en septembre mais en 2014 elle s’est déroulée au mois de novembre.
Insuffisant pour faire médecine
Nous avons pris du retard sur le programme, j’étais alors dans un grave état dépressif, dans les journées qui précédaient la rentrée, je restais seule dans ce logement vide, assise sur les matelas pendant que mes parents parcouraient la ville pour trouver de la nourriture qu’on mangeait par terre, ils multipliaient les démarches auprès des églises où l’identité des chrétiens présents était recensée en vue de l’organisation de la solidarité, ils ont aussi effectué d’autres démarches auprès de l’office de l’immigration et des exilés pour solliciter des procédures d’aides promises par le gouvernement et jamais mises en œuvre. Je perdais mes cheveux, je ne mangeais plus, j’avais des douleurs au ventre et je pleurais sans cesse. Ma dépression et mon anxiété s’aggravaient au fil des jours.
Cet état a occasionné une baisse de mon niveau scolaire, à Mossoul j’étais toujours première de ma classe avec un excellent niveau. J’ai fini la classe de première précédant l’année du bac. En fin d’année nous n’avions pas couvert le programme et j’étais donc très en retard pour la préparation du bac et des six unités de valeur que je devais acquérir.
Nos conditions de vie étaient difficiles, la chaleur était accablante et on n’avait ni climatisation ni électricité pendant toute cette période mais malgré ces difficultés j’ai quand même obtenu une moyenne honorable soit 85,5 ce qui constituait un bon niveau mais insuffisant pour engager des études de médecine comme ma mère. Il aurait fallu au moins 94 ou 95. J’étais désespérée par cet échec et mon état physique et psychologique s’est encore dégradé.
J’ai aussi perdu un temps le contact avec ma sœur qui vivait en Jordanie et qui avait l’habitude de nous rejoindre aux vacances. Elle n’a pas pu venir nous voir dans ces moments difficiles parce que nous n’avions pas la place pour l’accueillir.
Daesch au monastère
Je garde profondément ancrés en moi l’image de ma maison, de ma chambre, des affaires que je possédais, mes souvenirs d’enfance, mes camarades d’école que j’ai perdus pour toujours.
J’en suis maintenant à devoir m’inscrire à l’université. Normalement l’université de Mossoul est installée à Kirkouk. C’est près de Mossoul mais la ville est considérée comme libérée de l’occupation de Daesh. Cependant, tout récemment, un détachement de Daesh est revenu occuper les faubourgs de Kirkouk et a pris temporairement le contrôle de 40 % des quartiers de la ville. Ils ont tué des gens et imposé un climat de terreur.
Un évènement grave est survenu le 21 octobre 2016. Il y a à Kirkouk un monastère qui héberge des étudiantes chrétiennes exilées de Mossoul. Ce jour-là, les hommes de Daesh ont investi le monastère, ils y ont installé leurs blessés. Les étudiantes se sont cachées sous les lits où elles sont restées sans bouger pendant dix-huit heures avant de pouvoir s’enfuir à la faveur de l’obscurité. Cet évènement m’a inspiré un sentiment de terreur à l’idée de devoir à aller à Kirkouk pour étudier et que cela pourrait se reproduire.
Des attaques des forces de l’état islamique demeurent toujours possibles à la périphérie de Mossoul et même la libération militaire de la ville par l’armée irakienne ne signifiera pas pour nous chrétiens la libération de la ville. Daesh qui disposait dans Mossoul bien avant 2014, de cellules clandestines a profondément modelé les esprits, cette emprise s’est encore accrue pendant l’occupation qui a suivi le mois de juin 2014. La ville restera toujours très dangereuse pour une jeune chrétienne, qui ne porte pas le voile islamique, nous risquerons toujours d’être assassinés, torturés, crucifiés à cause de notre religion.
Tentative de racket
Cette situation n’est pas totalement nouvelle, en 2008, nous avons dû quitter la ville et nous réfugier pendant un mois à Badgad en raison des menaces qui pesaient sur les chrétiens, avant que l’armée irakienne ne rétablisse la situation. Ma mère a aussi fait l’objet de tentatives de racket de la part de d’activistes islamistes en 2010 et 2012. Comme elle soignait beaucoup de femmes musulmanes, elle n’a pas fait appel à la police parce que cela aurait été inutile, elle a sollicité le soutien de réseaux familiaux des tribus. En Irak, l’influence et le poids des tribus est essentiel. Malgré tous ces dangers nous n’avons pas quitté la ville en raison du travail de ma mère à l’hôpital et de mon père à la Mairie de Mossoul. Alors ma mère a porté le voile et des vêtements islamiques pour des raisons de sécurité.
Je sais que je ne retournerai plus à Mossoul. Dans les jours qui viennent je vais solliciter un rendez-vous au consulat de France à Erbil pour demander un visa de longue durée et l’asile de la France. On m’a expliqué que ces demandes sont transmises au ministre français de l’intérieur à qui appartient la décision, et que cette décision peut prendre un certain temps.”
Haneen