Le film commence par un interminable plan-séquence où la caméra coincée par le toit d’une voiture en stationnement “panote” de droite et de gauche, style caméra de surveillance, entre deux personnages qui vont et viennent sur le trottoir d’en face sans que l’on sache très bien qui est qui, et qui fait quoi dans ce couple agité dont on ne saisit que des bribes d’un dialogue quelque peu énervé.
Et ce non sens de la mise en scène finit par faire sens dans la place assignée au spectateur durant tout le film qui, après un générique minimaliste et un titre dont on ne sait pas trop à quoi il réfère (serait-ce la neige sale des trottoirs de Bucarest en hiver ?), nous enferme dans un appartement durant pratiquement trois heures à l’occasion d’une réunion de famille pour honorer la mémoire du père mort quarante jours auparavant…
Cette après midi en famille sera longue, le temps du récit étant presque égal au temps filmique avec la lumière de l’hiver qui baisse inexorablement derrière les fenêtres pendant que l’on attend indéfiniment de passer à table pour le déjeuner, et pourtant cette mise en scène “sale”, où le couloir de l’appartement encombré sert de point nodal pour entrer et sortir de la cuisine, du séjour ou de la chambre au gré des portes qui s’ouvrent et se referment, construit, au milieu de l’exotisme de cette cérémonie funèbre, une vision saisissante de la condition humaine.
Dans cet univers kafkaïen, il y a ceux qui se sont fabriqués une carapace de certitudes comme le fils complotiste, la tante communiste ou le gendre volage, et puis il y a les autres, les deux frères médecins qui essaient de construire une pensée sur ce monde post-communiste rattrapé par la violence au coin de la rue, la religion ressuscitée, la famille déchirée, la drogue ou les histoires de sexe. Le film est une sorte d’illustration de la théorie des climats chère à Montesquieu: la laideur matérielle serait la cause de la laideur morale… Et le malaise ainsi provoqué par cette mise en scène diaboliquement précise dans sa désinvolture, servie par un collectif d’acteurs terriblement justes, nous saisit violemment dans notre posture de spectateur-voyeur, pour nous imposer la dureté de sa description de l’existence humaine, où les vivants doivent inexorablement endosser le costume des morts…
Il y a de la virtuosité artistique dans cet audacieux refus du beau !
Gérard Poitou
“Sieranevada” un film de Cristi Puiu (2h 53min)
Avec Mimi Branescu, Judith State, Bogdan Dumitrache