Pas de petites économies pour l’État en Indre-et-Loire

Révélations exclusives sur les méthodes de la Préfecture d’Indre-et-Loire pour faire toujours plus d’économies, cette fois sur le dos des étrangers, dégradant également les conditions de travail des agents de l’État. Suite logique des politiques d’austérité voulues par Emmanuel Macron et qui ne vont que s’intensifier avec la promesse du futur « effort de guerre ».

Par Joséphine

Bouts de chandelle du 37

Préfecture d’Indre et Loire sce Wiki

Souvenez-vous de la saison automne/hiver 2022/2023, lors qu’Elisabeth Borne était devenue l’égérie des cols roulés Damart pour la communication gouvernementale. Au-delà des effets d’annonce, cette séquence avait marqué une véritable accélération dans la course aux économies imposée aux administrations, au premier lieu desquelles, les plus dociles : les services préfectoraux. A Tours, cela s’était donc naturellement traduit par des baisses drastiques du chauffage dans les bâtiments où travaillent les agents de la Préfecture. Nos as de l’austérité ont ensuite décidé d’un arrêt assez mesquin des achats de fournitures de bureau puis d’une mise en pause des autorisations de déplacements professionnels et du financement de la formation continue des agents. Plus récemment, ce sont même des budgets à destination des Services Civiques et de certains contrats à connotation sociale qui ont été passés à la trappe par l’État dans le 37.

Dans ce contexte difficile pour les fonctionnaires de la Préfecture, des langues se délient, même si la hiérarchie met la pression pour éviter les fuites, donnant l’impression que l’image de l’État importe davantage que la qualité de ses politiques publiques.

Petits arrangements au bureau des naturalisations

En fait, depuis 2021 et la création de l’Administration Numérique des Étrangers de France (ANEF), l’État dématérialise une grande partie des procédures de demandes et de renouvellement des titres de séjour ainsi que les demandes de naturalisation. Et c’est une riche idée, car le travail de saisie des données étant réalisé par les demandeurs eux-mêmes, l’État peut alors redéployer ses agents sur les tâches d’instruction des dossiers… et aussi réduire un peu les effectifs en passant. Totalement win-win comme on dit. Sauf que la transition numérique prend du temps et que de nombreuses demandes en version papier ont été déposées ces trois dernières années, générant un stock important, comme c’est le cas en Indre-et-Loire.

C’est dans cette dynamique que l’ancien Préfet d’Indre-et-Loire, le particulièrement zélé Patrice Latron, décide au printemps 2024 d’enterrer les dossiers papier non traités et de privilégier le traitement numérisé, pariant que les demandeurs passés par le papier, fatigués d’attendre, saisiraient leurs dossier on line.

Brillante idée qui a permis de rayer d’un seul trait environ 6 000 demandes accumulées en Touraine, désormais oubliées dans les réserves, alors même que l’État a tout de même encaissé les frais de dossier lors de leur dépôt. A 50 euros l’unité, ce sont donc dans les 300 000 euros qui ont été indûment amassés, sans remboursement possible pour les demandeurs.

Bien sûr, la technique est peu élégante et disons à la limite de la légalité. Pour cette raison, il a été décidé et explicitement dit aux agents que si des demandeurs « papier » aidés par un avocat ou avec l’appui du « défenseur des droits » se montraient trop insistants, on exhumerait le dossier papier ou des pièces figurant au dossier papier pour finaliser une demande numérique et ne pas risquer une assignation devant le Tribunal Administratif.

Management de pointe dans les services de l’État

L’autre stratégie de l’administration pour « rationaliser » le traitement des dossiers des étrangers a été de couper les agents des usagers. Les guichets d’accueil du public ont presque disparu, idem pour les renseignements téléphoniques. Même la possibilité d’échanger par courriel a été drastiquement réduite, voire carrément parfois formellement interdite car les agents doivent désormais se consacrer essentiellement au traitement des dossiers. La hiérarchie parle « stocks », « objectifs », « indicateurs de performance » et « efforts » de productivité. Elle conseille de lire en diagonale les dossiers pour y déceler une pièce manquante et envoyer une mise en demeure avec un délai court au demandeur pour qu’il complète le dossier. Et s’il n’est pas dans les temps, voilà une affaire rondement menée : classement sans suite. L’administration ne prend d’ailleurs plus en considération les demandes de « recours gracieux » en cas de petit oubli ayant occasionné un retard. Désormais, il s’agit de «  laisser la personne libre de saisir le tribunal judiciaire dans les 6 mois avec le concours obligatoire d’un avocat ». Avec les frais qui vont avec.

Du côté des agents, leur quotidien est devenu un véritable travail à la chaîne. Il leur faut traiter en moyenne 40 dossiers par semaine et s’ils ont un pourcentage de naturalisations trop élevé par rapport à la moyenne, ils sont rappelés à l’ordre à demi-mot. Bien entendu, cela a fortement tendu les services : le turn-over y est important, les meilleurs agents sont partis, d’autres sont en arrêt maladie, avec pour conséquence un report des dossiers sur les autres collègues, parfois contractuels et peu formés.

Géopolitique de la peur

Pire, le travail se fait dans une ambiance de plus en plus délétère, les discours des responsables politiques au sujet de l’immigration ayant à la fois des effets réglementaires – la circulaire Retailleau qui durcit les conditions de délivrance des titres de séjour – mais aussi plus pernicieux, notamment dans la suspicion généralisée au sujet de demandeurs originaires d’Afrique et du Moyen-Orient.

Les instructions données au service des naturalisations de Tours en octobre 2024 mettent ainsi en avant l’importance de l’entretien oral dit d’assimilation afin d’évaluer si le demandeur « mérite de devenir Français », sorte d’examen final une fois que la paperasse, dématérialisée, a été validée. En même temps que l’entretien avec le demandeur, les agents doivent procéder à une « saisie informatique directe dans l’application » en ligne pour y enregistrer les informations tout en rédigeant un « compte-rendu sous Libre Office » à destination de la hiérarchie qui entend garder un œil sur le processus. Mais attention, « toute prise de note manuelle qui implique un retraitement informatique a posteriori est prohibée ». PRO-DUC-TIFS on a dit. On imagine dans ces conditions, avec un agent faisant trois choses en même temps, à quel point l’entretien doit être chaleureux et accueillant pour un éventuel futur membre de la communauté nationale.

Les agents doivent également scrupuleusement connaître les « fiches pays » qui synthétisent les points de vigilance en fonction de l’origine géographique des demandeurs. Ces fameuses « fiches » évoquent les facteurs « irritants » qui feraient basculer des populations dans « la radicalité » et « le communautarisme », pointant souvent un « rapport complexe à la France » par « l’histoire coloniale ». Il y est question d’évaluer « impérativement » le « possible maintien de codes culturels », les risques de « polygamie », de « comportement clanique » ou la difficile « tolérance à l’altérité ». Il faut « vérifier le rapport à la laïcité » puis commander une rapide enquête de police au domicile du demandeur si nécessaire.

Ubu de droite

Au-delà de cette suspicion d’État, il y a la multiplication des déclarations xénophobes et islamophobes de certains de nos politiques qui saturent l’espace public, repris en boucle sur les réseaux sociaux et commentés jusqu’à plus soif sur les médias des milliardaires Bolloré, Arnault, Saadé et Niel. Et cette délicieuse ambiance est parfois même importée dans les bureaux de la Préfecture où le langage est de plus en plus décomplexé. Certains agents parlent par exemple des « bâchées » pour évoquer les femmes musulmanes qui portent le voile lors des entretiens d’assimilation.

Et puis, il y a surtout les injustices et absurdités causées par cette situation, fruit des choix politiques accumulés depuis 10 ans. Les personnes qui demandent une naturalisation doivent s’armer de patience, attendre une réponse des mois voire des années, relancer la Préfecture, attendre, trouver un avocat, une association ou un fonctionnaire sympa dans une mairie qui pourra aider ou renseigner, s’asseoir sur les 50 euros versés pour le traitement du dossier papier. Refaire une demande dématérialisée, payer alors 55 euros. Si le test de niveau de langue n’est plus valide car les mois se sont écoulés, il faut le repasser. Il coûte 170 euros. Les originaux des documents traduits et certifiés conformes sont dans le dossier papier déposé il y a 3 ans ? Il faut les refaire, se rendre parfois à Paris dans l’ambassade du pays d’origine. Payer. Attendre de nouveau. Les déposer sur le site de l’ANEF. Brûler un cierge. Ne pas perdre son calme. Relancer. Attendre. Surveiller le courrier recommandé de mise en demeure sous quinze jours si un document manque. Ne pas avoir changé d’adresse entre-temps. Payer pour le suivi du courrier le cas échéant. Avoir le temps d’obtenir le document demandé. Croiser les doigts pour que le délai ne soit pas passé et le dossier classé sans suite. Recommencer. Faire bonne impression lors de l’entretien. Espérer que l’enquête de police se passe bien.

La machine à précarité

On a parlé jusqu’ici de la gestion des personnes a priori bien intégrées, présentes légalement depuis longtemps sur le territoire français et qui demandent leur naturalisation. Mais la situation est bien pire pour les étrangers qui arrivent. Commence alors un parcours du combattant pour les demandeurs d’asile ou de titre de séjour. Idem pour les mineurs isolés qui veulent se placer sous la protection de l’État.

L’association Utopia56 Tours alerte d’ailleurs depuis des mois sur les situations inextricables dans lesquelles se retrouvent beaucoup de jeunes étrangers. Là aussi, les services de l’État et du Département ont durci le ton et font traîner les procédures pour gagner du temps, classent sans suite nombre de demandes pour décourager celles et ceux qui n’auront pas le courage, les ressources ou les contacts pour aller devant le Tribunal Administratif faire valoir leurs droits. Et une fois arrivés à 18 ans, certains n’obtiennent pas de titre de séjour et reçoivent une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), ce qui les force à abandonner leur formation ou leur apprentissage en cours. Ils perdent alors le bénéfice d’un logement, plongeant dans la précarité et la vulnérabilité aux réseaux de délinquance ou de travail au noir. Face à cela, les responsables de la Préfecture répondent aux militants qu’ils « appliquent les directives », que « les Français pensent qu’on est submergés », qu’il est « évident qu’il y a un lien entre immigration et délinquance », devenant alors davantage porte-parole politiques que véritables serviteurs de l’État, reprenant les éléments de langage d’un Bruno Retailleau déjà en campagne pour 2027.

Et puis, il y a aussi les personnes enfermées dans des impasses administratives : parents sous OQTF avec enfants nés en France, demandeurs d’asile sans solution d’hébergement, personnes arrivées il y a quelques mois à la suite du « nettoyage » de Paris pour les JO… Toutes ces personnes sans perspective d’obtention d’un travail ou d’un logement social se retrouvent dépendants de l’hébergement d’urgence traité via le 115, lui-même totalement engorgé et sous-dimensionné. La situation est devenue particulièrement critique avec la fin de la trêve hivernale, alors que certaines associations très investies formant le collectif Accueil Sans Frontières Touraine – Pas d’Enfants à la Rue, RESF, Chrétiens Migrants, Cimade, Naya, Table de Jeanne-Marie… – alertent depuis des mois sur le sort de dizaines de familles avec des enfants dont elles s’occupent à Tours, palliant les défaillances de l’État.

Pire, il y a même des situations ubuesques où des étrangers isolés et victimes de violences ou en situation de suivi de soins n’obtiennent plus de renouvellement de leur titre de séjour, se voyant notifier dans la foulée une obligation de quitter le territoire français, perdant leur accès à des structures d’hébergement et d’accompagnement social. Les travailleurs sociaux se retrouvent alors dans des situations inextricables où ils doivent expulser des personnes – parfois avec enfants, parfois malades – qu’ils aidaient jusque là.

Post-scriptum : En effet, comme prévu par les associations, la fin de la trêve hivernale ce 1er avril se passe mal. Malgré le changement récent de Préfet qui est sur une ligne moins dure que son prédécesseur et malgré quelques concessions, par exemple la pérennisation de 90 places supplémentaires d’hébergement d’urgence, une quarantaine d’enfants avec leurs parents – dont nombre d’étrangers – restaient sur le carreau au soir du 2 avril. Soutenus par des professeurs et militants qui entendaient les mettre à l’abri en occupant un établissement scolaire, la Préfecture leur a envoyé la police afin de les déloger manu militari. Après quelques heures extrêmement tendues, c’est finalement grâce à l’intervention du député EELV-NFP de Tours Charles Fournier qu’une solution très provisoire a été trouvée. A suivre, donc.

Revue de presse sur le sujet :

https://www.magcentre.fr/279473-alerte-au-centre-daccueil-pour-demandeurs-dasile-de-tours/

https://www.magcentre.fr/274470-explosion-du-nombre-de-gens-a-la-rue-a-tours-mais-que-fait-letat/

https://www.magcentre.fr/317082-une-prefecture-dindre-et-loire-de-plus-en-plus-coupee-des-realites/

https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/tours-charles-fournier-aux-cotes-des-familles-menacees-d-etre-a-la-rue-le-1er-avril-1743358501

https://france3-regions.francetvinfo.fr/centre-val-de-loire/indre-loire/tours/le-ctro-maintenu-comme-centre-d-hebergement-d-urgence-le-resultat-d-une-mobilisation-sans-faille-pour-les-associations-3130648.html

https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/tours-la-fermeture-du-ctro-met-des-familles-en-difficulte-1740762275

https://www.francebleu.fr/infos/societe/occupation-d-une-salle-paroissiale-a-tours-le-collectif-pas-d-enfant-a-la-rue-peut-rester-jusqu-a-avril-4572874

Commentaires

Toutes les réactions sous forme de commentaires sont soumises à validation de la rédaction de Magcentre avant leur publication sur le site. Conformément à l'article 10 du décret du 29 octobre 2009, les internautes peuvent signaler tout contenu illicite à l'adresse redaction@magcentre.fr qui s'engage à mettre en oeuvre les moyens nécessaires à la suppression des dits contenus.

  1. Nous sommes au 21e siècle… tout va bien pour les riches, qu’ils soient blancs, noirs, jaunes, etc., dans le monde de Macron de droite et d’extrême droite.
    Ceux-là même décideront, peut-être, un jour d’effacer sur les frontons des bâtiments de la République ce qui a fait d’elle qu’elle existe notre devise : liberté, égalité, fraternité devenue obsolète par cette politique néolibérale totalitaire et despotique.
    Celles et ceux qui ont voté pour sont soit milliardaires, soit naïfs.

  2. Tout est mélangé dans cet article. Les permis de séjour, les naturalisations les personnes en danger….
    Ceci dit me parait normal qu’on parle français quand on veut devenir français .
    Et cela n’empêche pas les gens de venir d’après ce que je constate .
    Traiter 40 dossiers en 35 heures me paraît pas non plus hors de portée pour un fonctionnaire qui travaille normalement.

  3. @Barret : non, c’est très clair et je crains que vos biais idéologiques n’aient nuit aux aspects factuels. Je parle bien des naturalisations dans un premier temps, et j’elargis sur les personnes qui souffrent des effets des retards dans les traitements des dossiers et qui, pour certains, se retrouvent à la rue, plus visibles par l’action des assoc et des professeurs, et qui sont dans l’attente de la machine administrative, de fait pilotée pour créer ce genre de situation, gagner du temps, faire des économies.

    Les tests de langue, c’est normal, mais le fait que les personnes aient à re-payer 170e car leur dossier met des années à être traité, ce n’est pas normal.

    Connaissant des agents et ayant été en contact avec les syndicats, je fais bien plus confiance à leur analyse du volume de travail qu’a la vôtre, qui semble une simple arithmétique, sans connaître la nature du travail ni des responsabilités afférentes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Centre-Val de Loire
  • Aujourd'hui
    18°C
  • jeudi
    • matin 4°C
    • après midi 18°C
Copyright © MagCentre 2012-2025