Eric Cénat, Directeur artistique du Théâtre de l’Imprévu à Orléans et metteur en scène, poursuit son travail artistique, documentaire et historique autour de l’antisémitisme qui a traversé la ville des bords de Loire. « Dorphé aux enfers » relatant la rumeur d’Orléans en 1969, fut présenté aux Orléanais en novembre 2023 en coproduction avec le Centre Dramatique National (CDNO). Aujourd’hui, il travaille sur l’affaire Dreyfus et en a dévoilé une étape de création lors d’une lecture théâtralisée au Bouillon, à l’Université de la Source.
Par Bernard Thinat.
On connaît « l’Affaire », celle d’Alfred Dreyfus condamné par un tribunal militaire à la déportation perpétuelle, et relégué à l’île du Diable près de la Guyane, parce que de confession juive, mais aussi parce que, sortant de polytechnique, il proposait une modernisation de l’artillerie, ce qui était mal vu par le haut-commandement de l’armée. Mais bien peu connaissent la personnalité de son épouse, Lucie. Le couple s’est marié en 1890 en la synagogue parisienne, et a deux enfants, Pierre-Léon et Jeanne, lorsque débute l’Affaire.

Lors des saluts, Joël Abadie, Laura Segré et Claire Vidoni – Photo B.T.
De l’arrestation d’Alfred en 1894, à sa libération en 1899 grâce à une amnistie présidentielle (en 1906, la Cour de Cassation cassera les différents jugements sans renvoi, évitant ainsi le déshonneur de la justice et de l’institution militaire), les époux Dreyfus échangent une très volumineuse correspondance, laquelle montre deux choses : d’abord, Lucie n’a jamais douté de l’innocence de son mari, et d’autre part elle a consacré toutes ces années où elle élevait seule les deux enfants, à remuer ciel et terre, afin qu’Alfred recouvre son honneur et sa liberté.
C’est dans cette correspondance que Marie-Neige Coche et Joël Abadie ont puisé, aidés par les conseils d’Eric Cénat, afin de créer le prochain spectacle de la Cie du Théâtre de l’Imprévu, « Si tu veux que je vive », titre emprunté à une lettre d’Alfred à Lucie.
En cherchant bien, en faisant appel à son entourage artistique, le metteur en scène découvre un texte « Vers la lumière – Impressions vécues », écrit par « Séverine », journaliste à « l’Eclair » au moment de l’Affaire, ensemble d’articles de presse qui relatent à la fois les faits tels que Séverine les découvre notamment lors du procès en révision de 1896, et ses propres impressions, lesquelles vont évoluer au fil des années, passant de la conviction de la culpabilité à l’innocence d’Alfred Dreyfus.
Eric Cénat décide alors d’inclure sur le plateau de théâtre, aux côtés des deux époux, la journaliste qui reprend une partie de ses articles de presse. Il y a chez cette journaliste qui utilise le pseudo Séverine, et qui revendique sa philosophie libertaire, quelque chose qu’on retrouve chez ces femmes qui ont fait l’honneur de la France, un peu de Louise Michel, d’Olympe de Gouges, de Gisèle Halimi, et tant d’autres femmes qui se sont battues pour la vérité et la liberté. En prologue et au final, Claire Vidoni dans les pas et les mots de Séverine, interprète deux complaintes dreyfusardes, retrouvées quelque part dans les archives.

En compagnie d’Eric Cénat, metteur en scène – Photo B.T.
Joël Abadie et Laura Segré sont Alfred et Lucie sur le plateau, Joël exprimant sa colère pas toujours contenue devant l’injustice dont il est victime, implorant son épouse « Si tu veux que je vive », Laura beaucoup plus en retenue, tout en douceur, évoquant dans ses lettres les deux enfants qui grandissent, la petite fille adorable, le garçon lui posant quelques problèmes, et Joël/Alfred lui donnant conseils éducatifs, opposant « sensiblerie » et « sensibilité » chez l’enfant, désapprouvant le premier terme et se réjouissant du second.
La création du spectacle est prévue en janvier prochain dans la région parisienne, et sera donnée quelque part dans l’Orléanais, en 2026. Avis aux programmateurs !
Si tu veux que je vive
Équipe artistique
Texte : Marie-Neige Coche & Joël Abadie
Mise en scène : Eric Cénat
Jeu : Joël Abadie, Laura Segré, Claire Vidoni
Scénographie & costumes : Charlotte Villermet
Création lumières : Vincent Mongourdin
Création sonore : Christophe Séchet
Soutiens
La Région Centre-Val de Loire, le Département du Loiret, la Ville d’Orléans, la Fondation La Poste, l’Espace culturel Bernard-Dague de Louvres, l’Espace culturel Victor Hugo d’Henrichemont, l’Athénée – Petit Théâtre de Rueil, la SACD, la Ville de La Chapelle-Saint-Mesmin, l’Espace Béraire, l’ECUJE, le TGP de Meaux, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, le Théâtre Essaïon
Orléans et son passé antisémite
Le 8 janvier 1899, un dimanche, alors qu’une réunion de la Ligue des Droits de l’Homme, fraîchement créée, se tenait près de l’Hôtel de Ville d’Orléans, en soutien à Alfred Dreyfus, une contre-manifestation avait lieu devant la Mairie, aux cris de « Mort à Dreyfus, Mort à Zola », et réunissant, selon le rapport de la Préfecture, entre 4 000 et 6 000 personnes, dans une agglomération qui à l’époque ne devait pas dépasser 60 000 habitants. Les responsables de la Ligue des droits de l’Homme ont dû être exfiltrés sous protection policière.
Dans l’après-midi, des bandes d’extrême-droite, sillonnèrent les rues d’Orléans, semant violence et haine, attaquant les magasins de familles de confession juive aux quatre coins de la ville. Les locaux du journal « le Progrès du Loiret » dont le rédacteur en chef était Léon Zay, père de Jean, média qui défendait l’innocence de Dreyfus, furent attaqués à deux reprises, ainsi que le domicile du Dr Robert Halmagrand, responsable de la Ligue des droits de l’Homme dans le Loiret. Le Préfet a parlé à l’époque de situation quasi insurrectionnelle, à la limite de la déclaration de l’état d’urgence.
Ce ne fut pas la dernière manifestation antisémite dans la ville de la Pucelle, avec la rumeur d’Orléans en 1969, exactement 70 ans après cette funeste journée.
d’après Georges Joumas, historien
Lire « Echos de l’Affaire Dreyfus en Orléanais » aux Editions Corsaire