En pleine compétition pour devenir la tête de gondole conservatrice pour les municipales de 2026 à Tours, les nombreux candidats à droite rivalisent d’analyses véhémentes et de saillies verbales pour critiquer les politiques déployées par la majorité locale d’union des gauches. Quitte à tordre le bras à la réalité, aux statistiques et au travail journalistique quand cela s’avère nécessaire. Et tant pis pour la qualité du débat public, car à l’heure du trumpisme triomphant, ce qui importe c’est d’être identifié et visible. A tout prix.
Par Joséphine.
La droite contre les chiffres

Cela fait une dizaine d’années que la défiance envers le savoir universitaire progresse. On se souvient du Premier ministre Manuel Valls déclarant qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » lorsqu’il critiquait sociologues et géopoliticiens qui analysaient les causes des attentats ayant frappé la France en 2015. Puis ce fut le tour de Frédérique Vidal, ministre macroniste de l’Enseignement supérieur qui promettait une « enquête sur l’islamo-gauchisme dans les Universités » en 2021, alors même que son collègue à l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, ouvrait en grande pompe un colloque contre la « terreur wokiste » supposée subvertir nos facultés et notre jeunesse. Plus récemment, Gabriel Attal et ses proches ont vitupéré « l’ultra-gauche pro-palestinienne » qui avait selon eux noyauté Sciences Po Paris, le temple de nos élites.
Bref, de nouvelles formes d’un l’anti-intellectualisme somme toute assez classique à droite, dont le but est de laisser à croire que toute démarche scientifique est une simple accumulation de postures idéologiques, d’opinions que l’on peut contester grâce à l’Excalibur populiste : le sacro-saint « bon sens ». Et de fait, cette épée démagogique enchâssée dans le zinc de bar-pmu est régulièrement arrachée par nos héroïques rois Arthur du macronisme. Ceci, sous le regard gourmand des extrême-droites, quelles soient anti-vax à la Florian Philippot ou révisionnistes historiques à la Eric Zemmour, et sous le patronage symbolique de Donald Trump, devenu l’incarnation victorieuse des « vérités alternatives » en politique.
A Tours, à une échelle plus modeste, on voit arriver le phénomène, essentiellement porté par des droites bien crispées depuis leur défaite de 2020. Groupuscule Radical-Valoisien, LR-canal plus ou moins historique, amis de la Manif pour Tous, notables d’Horizons, derniers mohicans macronistes ou bayrouistes, unionistes de droite, personnalités non-encartées ou alors parties au RN ou chez Zemmour… tous ont en commun l’absence de véritable projet municipal qu’ils dissimulent par des critiques foisonnantes dans lesquelles la forme prend le pas sur le fond. Critiques d’autant plus stratégiques qu’elles sont devenues une sorte de mètre-étalon entre les futurs candidats aux élections de 2026. C’est à qui sera le plus radical et outrancier dans sa croisade contre le totalitarisme cyclable ou en faveur du petit commerce martyrisé, histoire de se poser en incontestable patron des droites et ranger enfin les troupes en ordre de bataille.
Et dans cette course à l’échalote, la question du traitement rigoureux des chiffres, des statistiques et des réalités passe bien souvent à la trappe. Bah oui, pourquoi s’embarrasser d’informations fiables pour proposer une analyse, alors qu’il suffit de raconter n’importe quoi avec un poil de verve et de conviction pour occuper l’espace sur les réseaux sociaux et être repris par des médias locaux en quête de clics ?
Tours, le bidonville pour cyclistes
Force est de constater que les exemples de cette dynamique sont légion depuis des mois, et en nette accélération depuis que la pré-campagne est lancée.

On avait déjà eu droit à l’intervention du monsieur économie de la droite locale, notre Jean-Pierre Gaillard à nous, Thibault Coulon, qui avait annoncé en conseil municipal des chiffres apocalyptiques pour les commerces tourangeaux à l’automne dernier. Selon lui, cette apocalypse concernait « 643 entreprises tourangelles liquidées, redressées ou sauvegardées » alors que l’année 2024 n’était pas encore terminée, soit une augmentation de 50% par rapport à 2023, « trois fois plus qu’à Angers ou quatre fois plus qu’au Mans ». Sauf que très vite, la Nouvelle République a sorti un article de désinfox (https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/desinfox-y-a-t-il-plus-de-commerces-en-difficulte-a-tours-qu-ailleurs) pour vérifier ces chiffres – publics et libres d’accès – qui sont collectés par le Tribunal de Commerce. Et là, patatras, en réalité, seules 343 entreprises avaient été liquidées, redressées ou sauvegardées sur la période évoquée. Angers fait pire, Le Mans un tout petit mieux, mais aucun rapport avec ce qui était annoncé par Thibault Coulon, par ailleurs vice-président en charge du développement économique à la Métropole et cadre supérieur dans le mastodonte du consulting numérique Sopra-Stéria.

Puis, ce sont les chiffres des embouteillages qui ont défrayé la chronique (https://www.lanouvellerepublique.fr/indre-et-loire/tours-metropole/infoghraphies-tours-parmi-les-grandes-villes-les-moins-embouteillees-de-france-1736875491). Des études fournies par Tom-Tom ou Inrix et qui font autorité au niveau national ou européen montrent une situation plutôt favorable pour Tours si on compare la ville à ses voisines ou à des métropoles de taille équivalente. Sauf que cela ne cadre pas avec le récit de la droite qui parle de Tours comme d’une vallée de larmes automobile, mutilée par la fermeture du pont Wilson, prise en otage par quatre vélorues, orpheline de quelques centaines de places de parking. Résultat ? Sur les pages Facebook de pas mal d’élus et de militants, photos d’embouteillages, accusations de manipulations des statistiques, captures d’écran de Waze montrant un boulevard engorgé à 17h30 un vendredi. Là encore, « bon sens » et « réalisme » sont convoqués pour que les mauvais souvenirs de bouchons et l’énervement qu’on a tous ressenti prennent le dessus sur l’analyse et la mise en perspective statistique et comparatiste des études.
Température ressentie et doigt mouillé
Saluons également l’inventivité de certaines figures locales dans leur rapport aux chiffres. Par exemple, le très droitier LR déjà candidat pour 2026, Olivier Lebreton, mettait en doute en conseil municipal la présentation du budget par la majorité de gauche, considérant que les « Tourangeaux n’avaient pas le même ressenti ». Un peu comme Météo France qui parle de température prévue puis de température ressentie quand il y a un petit vent humide qui souffle et qui peut s’immiscer dans les interstices de la doudoune sans manches. Imparable.

Plus récemment, ce sont les statistiques de la délinquance à Tours qui ont donné lieu à un nouveau psychodrame. L’opposition de droite s’est appuyée sur des chiffres de Cnews qui entendait faire le lien entre gauches municipales et naufrage sécuritaire, avançant que la criminalité a augmenté de 33% depuis 2021 à Tours… Sauf que, là encore, le chiffre est faux, absolument pas conforme à ce qu’avance le ministère de l’Intérieur. Seuls les coups et blessures sur la voie publique ont augmenté à Tours entre 2021 et 2023 (+17%), les vols et trafics ont baissé notablement (- 30%), et plus généralement l’ensemble de la délinquance (- 8%), ce dont la presse locale s’est fait écho (https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/delinquance-a-tours-ce-que-disent-les-chiffres-de-la-police-1738613270). Mais qu’importe, le patron des LR de Tours, l’ex-adjoint Jérôme Tébaldi, s’est même appuyé sur un article de désinfox de la NR sur la question pour écrire malgré tout : « ras le bol de cette municipalité ÉCOLO/LFI qui NÉGLIGE, pour des raisons électorales et totalement partisanes, LA PROTECTION de tous les tourangeaux (en particulier des femmes) alors même que l’INSECURITE EXPOSE (sic) à Tours (+ 33% en 2024) ». Il mélange ainsi chiffres détournés, sentiment subjectif d’insécurité et suppression de l’éclairage public la nuit sur certains axes. Sans l’ombre d’une preuve ou d’éléments chiffrés vérifiés.

Enfin, ces hallucinations statistiques ont même touché le domaine de la démographie. Ainsi, l’ancienne première adjointe LR Marion Nicolay-Cabanne considère que la majorité actuelle, de par sa supposée politique anti-famille, anti-voiture et anti-commerce, participe à vider la ville de ses habitants, ce qui expliquerait selon elle la fermeture annoncée par l’Inspection Académique de 12 classes à Tours, soit, sur le papier, l’équivalent de la perte de 300 élèves. L’ex-première adjointe parle même de recul inédit de la population de Tours depuis 10 ans… sauf que la baisse est marginale – 0,25% –, soit 360 personnes. A croire que sont partis cette année 30 couples avec leurs 300 enfants, d’où les fermetures des classes, si on prend la déclaration au mot… Plus sérieusement, des baisses comparables de population sont déjà arrivées en 2016 et 2020, quand la droite gérait la ville, le phénomène semblant plutôt cyclique. Et encore plus sérieusement, les choix d’austérité budgétaire du gouvernement – qui compte des LR, parti de Mme Nicolay-Cabanne – aboutissent à des mesures d’économies imposées aux Rectorats et Inspections académiques. Ces dernières, par un système de chaises musicales, redéploient les élèves afin de remplir un peu plus certaines classes, en fermant d’autres par effet de vases communicants.
Presse méchante et gentils élus
Loin d’être un simple comportement puéril, le phénomène des « vérités alternatives » enclenche toute une mécanique, au fond, assez inquiétante. Car lorsque la presse met les élus devant le fait accompli de leurs arrangements avec la réalité statistique, plutôt que de plaider l’erreur, la maladresse ou l’incompréhension, c’est un tout autre argumentaire qui est déployé.

Certains ex-candidats défaits en 2020 n’hésitent pas à affirmer publiquement que la NR fait de la « propagande écolo-trotskyste », d’autres nient carrément les chiffres avancés par les études : « Il y a tout simplement plus de bouchons, point barre ! ». Des élus d’opposition accusent des journalistes de « mal faire leur travail », d’être « brutaux », « malhonnêtes intellectuellement » ou « d’être trop pressés de vouloir démentir ou tirer à boulets rouges sur un élu d’opposition », se victimisant comme le premier Nicolas Sarkozy venu. Sollicités pour obtenir leurs sources, ils hurlent au parti pris des journalistes, noient le poisson ou affirment ne pas avoir de temps pour répondre.
Thibault Coulon, dans un commentaire public sous un article de désinfox le concernant parle « d’article bâclé », de « plusieurs sources analysées » de son côté – sans les donner, et ce malgré les relances – et de chiffres qui « additionnent liquidations, redressements et sauvegardes », ce que la journaliste aurait « compris si elle avait fait son travail en m’appelant, je lui aurais expliqué ». Grand seigneur. Sauf que là encore, l’article de désinfox est très clair, la journaliste a bien pris en compte les liquidations, redressements et sauvegardes et ce, après avoir interrogé le président du Tribunal de Commerce. Président qui tient à préciser que les chiffres collectés concernent toute l’Indre-et-Loire et pas seulement Tours, contrairement à ce que laissait entendre l’intervention de Thibault Coulon.
Du reste, j’ai synthétisé tous les chiffres disponibles sur ces questions dans un tableau qui permet de comparer la situation de Tours avec d’autres villes de taille, de population, et de localisations géographiques équivalentes, y compris avec des majorités de couleurs politiques différentes. Chacun.e pourra vérifier.

Même l’ancien maire Christophe Bouchet, pourtant journaliste de formation, rentre dans ce jeu et accuse la NR de « questions malveillantes » à son égard, tout en proposant une masterclass lorsque la presse locale compare le coût des vœux sous son mandat de 2017 à 2020 au coût actuel sous Emmanuel Denis : « La NR devrait croiser ses sources avant de publier des chiffres et mettre des personnes en cause. N’est-ce pas la base de ce beau métier ? Cela éviterait bien des inepties (…) Et puisqu’on parle de dépenses, voici un bon sujet d’article : combien, en MILLIONS d’euros, a coûté le décalage de la cuisine centrale ? ».
Mépris d’ami
Alors bien sûr, analyser avec rigueur et nuance des chiffres, ça ne crée pas le buzz, ça ne fait pas réagir sur les réseaux et ça ne permet pas d’être repris efficacement dans les médias locaux. Bien sûr, la démagogie et l’électoralisme n’ont pas à s’encombrer de détails. Et puis, le paternalisme et le complexe de supériorité bien ancrés chez pas mal d’élus de droite – le plus souvent de fringants quinquas aux revenus confortables – ne poussent pas à considérer le citoyen comme une intelligence rationnelle qu’il s’agit de convaincre. Quelques sorties outrancières à la Pascal Praud ou un plagiat de Raphaël Enthoven (https://larotative.info/pour-s-opposer-a-l-ecriture-4008.html) suffiront bien.
Dommage pour les quelques élu.e.s de droite encore attachés à la qualité et à la rigueur des débats – Romain Brutinaud ou Alexandra Schalk-Petitot par exemple – qui se retrouvent en position de figurants derrière les gesticulations des têtes de gondole. Dommage aussi pour l’éclairage des citoyens. Et si un débat sur les embouteillages permettait de parler santé publique, investissements ou gratuité dans les transports en commun, espace public privatisé par la voiture, rapport centre-périphérie ? Et si un débat sur la démographie permettait d’évoquer l’urbanisme, la crise du logement, le sous-investissement dans les services publics de proximité, le pessimisme des jeunes, la hausse des loyers et des prix à cause de Airbnb ou de la multiplication de SCI d’investisseurs privés ? Et si un débat sur la sécurité pouvait prendre en compte la pauvreté, la marginalité, l’accompagnement des jeunes en difficulté, les toxicomanies, l’absence de liens sociaux… et le rapport entre État et collectivités à l’heure de l’austérité et de la baisse des moyens dans ses fonctions régaliennes ? Et si une analyse de la situation des commerces rentrait dans le détail de la concurrence entre communes de la métropole, du poids du commerce sur Internet et des livraisons, de l’appauvrissement des petites classes moyennes, du consumérisme qui réduit la ville à ses fonctions économiques, de la hausse des loyers par la pression des gros groupes commerciaux qui asphyxient les entrepreneurs individuels ?
Le véritable débat et sa complexité, c’est prendre le risque de dévoiler ses incohérences voire ses points aveugles. Ou pire, faire comprendre aux électeurs que tout ne se joue pas à la mairie et que le partage des compétences avec les collectivités, les inerties des politiques publiques et le contexte macro-économique laissent peu de marge de manœuvre aux municipalités. Mais bon, un ambitieux bonhomme de droite en costume cintré n’est pas le mieux placé pour assumer son impuissance et la modestie de son action. Le modèle viriliste de l’homme providentiel dopé au volontarisme à la Trump a encore de beaux jours devant lui.
Plus d’infos autrement : Mercato d’hiver dans les droites tourangelles