Rarissime. Le 16 février 2025 sera mise aux enchères, à la salle de l’Institut d’Orléans, sous le ministère de maître Matthieu Semont, commissaire-priseur orléanais, « L’âge mûr » », une exceptionnelle sculpture de Camille Claudel qui dormait depuis quinze ans dans un appartement parisien déserté. Son estimation est déjà comprise entre 1.500.000 et 2 millions d’euros.
Par Jean-Dominique Burtin.
Histoire de l’art, histoire d’une âme

« L’âge mûr », de Camille Claudel. Photo Philocale.
Rarissime aventure. Fin septembre 2024, à l’occasion d’un inventaire de succession, une prisée que lui confie un notaire d’Orléans avec lequel il travaille depuis de nombreuses années, Matthieu Semont, commissaire-priseur orléanais fait une merveilleuse découverte dans un appartement parisien bourgeois situé au pied de la tour Eiffel. Soulevant un drap sur une sculpture posée sur une commode, il découvre une pièce exceptionnelle de Camille Claudel (1864-1943), bronze à patine brune richement nuancée, groupe (61,5 x 85 x 37,5 cm) évoquant les âges de la vie remontant au temps de sa rupture avec Rodin, ensemble de trois personnages parmi lesquels il reconnait immédiatement « L’implorante » qui, du temps de Camille, avait fait l’objet d’une édition autonome.
Dès cet instant, embrassant l’œuvre du regard(*), Matthieu Semont, qui a créé en 2009 la maison Philocale, qui signifie en grec « Amour de ce qui est beau », sait qu’il est en train de tourner une page de l’histoire de l’art, une page de l’histoire de l’âme de la création qui ne peut qu’émerveiller le monde de l’art. L’œuvre est en effet exceptionnelle. Il s’agit de la première fonte au sable au tiers réalisée en 1907 par Eugène Blot (1857-1938) à partir du modèle de grand format (114 x 163x 72 cm), modèle en plâtre créé en 1898 qui avait donné lieu à deux bronzes, épreuves que l’on trouve aujourd’hui au musée d’Orsay (fondu par Thiébaut Frères) et au musée Rodin (fondu par Frédéric Carvillani).
En vérité, Eugène Blot avait réalisé six bronzes au tiers numérotés. L’exemplaire numéroté 3 se trouve au musée Camille Claudel, à Nogent-sur-Seine, et celui découvert par Maître Semont porte le numéro 1, donc celui qui se révèle le plus proche de la pureté originelle du modèle. On ne sait pas ce que sont devenues les quatre autres compositions fondues par Eugène Blot. Mystère.
« Je tombe dans un univers endormi »

Signature et cachet. Photo Philocale.
Matthieu Semont, que nous avons rencontré à Orléans, revient sur cette découverte : « En pénétrant dans l’appartement, je tombe dans un univers endormi de Belle au bois dormant. La première chose qui me surprend, est le brouillard de poussière très grasse qui baigne les lieux. À la lumière de la lampe torche, je découvre des draps sur les meubles d’un appartement incroyable dont il émane quelque chose de magique. Même si l’on a appris, au fil du temps, à discerner la valeur des objets, il y a tant de choses dans cet appartement que j’ai soudain peur de ne pouvoir honorer ma mission en seulement deux jours. Toutefois, au cœur de ce milieu chargé de draps poussiéreux nait aussi mon émerveillement et me gagne cette excitation devant l’inconnu, celle que l’on doit au fait de ne pas savoir ce que l’on va découvrir, quelque chose d’ordinaire ou de rare ».
Matthieu Semont poursuit : « La quête de la singularité m’aiguillonne depuis toujours, j’aime trouver où est la faille, où se tient l’anecdote. Je ne suis qu’un commissaire-priseur de terrain », nous dit encore avec modestie celui qui est aussi violoniste et qui pratique le chant au conservatoire d’Orléans, un homme qui reconnait aimer « la nuance, la rupture, le point d’orgue, le silence, l’accord qui fait bondir et battre le cœur ».
Une sorte de déchirure du temps

L’implorante, détail. Photo Philocale.
Que ressent le commissaire-priseur lorsqu’il soulève le drap couvrant l’œuvre ? « Il s’agit alors pour moi d’une sorte de déchirure du temps. Je tombe sur « L’implorante » que j’avais découverte quand j’avais 25 ans en participant à une vente à Saint-Germain-en-Laye. Cette œuvre d’une beauté sublime m’avait profondément touché. Mais avec ce groupe, les trois âges de la vie, cette destinée vient me parler d’où j’en suis aujourd’hui. La beauté du bronze est extraordinaire de ciselé, et le poids de la mise en abyme nous renvoie à notre chemin personnel. Devant cette œuvre, je me suis soudain vu homme mûr. À cet instant j’ai découvert que ma jeunesse m’avait abandonné ».
Trois temporalités différentes
Matthieu Semont : « Ici, la vieillesse est charpentée, enveloppée dans les voiles qui l’emportent. Camille Claudel a réussi, dans cette posture, à révéler que l’âge du déclin est celui de l’apothéose qui l’emporte sur la jeunesse. Il s’agit là pour moi d’une confrontation troublante. Dans cette œuvre, le mouvement est en déséquilibre, il s’agit là de trois temporalités différentes dans un groupe cohérent. La figure de Rodin vient nous dire qu’il faut tout accepter la maturité, le fait d’avancer à reculons et d’être écartelé. De fait il s’agit ici d’une déclaration d’amour à la vie. La force de la musculature a quelque chose de très antique et à la fois de moderne ».
Matthieu Semont, encore : « Il y a de la fulgurance dans ce numéro 1, le plus incisif dans la qualité. Il s’agit là d’une œuvre inédite avec une charge émotionnelle historique, une pièce que l’on ne savait plus localiser depuis 1908. C’est grisant, et le monde de la conservation se trouve en fait subjugué par cette apparition ».
Ce bronze est l’œuvre d’une femme
Matthieu Semont : « Ici, il ne faut pas obérer l’image de la femme et de la singularité de son autonomie dans sa créativité, il ne faut pas la réduire à son rôle d’amante et de maîtresse. Un parfum de soufre fait partie de sa mythologie. Surtout, elle fait partie de ces femmes qui ont été bridées. Elle est une « hérault » comme le sont certaines femmes d’Iran et d’Afghanistan que l’on veut réduire au silence. Le vendeur est aujourd’hui l’héritier, et moi je suis surtout ému. Même si au bout de vingt ans on apprend à tempérer, j’aimerais que cette vente soit réussie, ne serait-ce que pour rendre hommage à Camille Claudel et pour que le monde de l’art apporte une juste sanction à mon enthousiasme, à mon énergie et à ma joie ».

« Ombre », de Rodin, au Musée d’Orléans. Photo JDB.
Que dire encore, poétiquement, de cette œuvre si prenante et émouvante, composition sur terrasse évoquant une vague ? Que Rodin est emporté par sa nouvelle maîtresse, par la couturière Rose Beuret ou par la Parque Clotho ? Que Camille le supplie de ne pas la laisser ? Camille est-elle emplie de compassion pour cet être qui s’en va vers la fatalité tout en continuant de lui tendre la main ? S’agit-il vraiment d’une œuvre de rupture ? Enfin, voyons peut-être aussi, dans le poids de l’homme que révèle Camille, ce terrible abandon, cette « Ombre », bronze qu’Auguste Rodin (1840-1917) réalisa lui-même en 1886, et dont la fonte d’Eugène Rodier figure dans les collections du musée des Beaux-Arts d’Orléans.
Paul Claudel, frère de Camille écrivit à propos de L’âge mûr : « Ma sœur Camille, Implorante, humiliée à genoux, cette superbe, cette orgueilleuse, et savez-vous ce qui s’arrache à elle, en ce moment même, sous vos yeux, c’est son âme ».
Derniers mots à Matthieu Semont, qui procédera à la vente aux enchères à la salle de l’Institut, ce lieu que ce musicien connaît surtout par les émotions musicales qu’il a pu y vivre : « Nous sommes ici dans une fonte virtuose. Ce qui importe, ce n’est pas que l’iconographie mais aussi la plastique. Il y a là quelque chose d’exceptionnel qui dépasse l’entendement ».
(*)Camille CLAUDEL (1864-1943). La Jeunesse et L’Âge mûr, dit ensuite L’Âge mûr, modèle créé en 1899 Bronze à patine brune nuancée, fonte au sable, 1907 Signé « C. Claudel » sur la terrasse, cachet du fondeur EUG. BLOT PARIS (pour Eugène Blot), n°1 sur la terrasse H. 61,5 L. 85 cm P. 37,5 cm
Informations pratiques
Camille Claudel et les Modernes
Vente Camille Claudel et les Modernes, quatorze lots dont L’âge mûr de Camille Claudel mais aussi des œuvres d’Aimé Jules Dalou, Maurice de Vlaminck, Bernard Buffet, Jean Hélion, Armand Guillaumin, Émile-Othon Friesz…
Dimanche 16 février, de 16 heures à 20 heures, salle de l’Institut, 4, place Sainte-Croix, Orléans. Complet. Il n’y a plus de places pour inscription en ligne.
Expositions : vendredi 14 février de 11 heures à 19 heures, SELARL Matthieu Semont, 58, rue de la Bretonnerie, Orléans ; samedi 15 février, de 11 heures à 19 heures, Hôtel Groslot, 2, place de l’Étape Orléans.

J’aimerai à l’occasion de l’évocation de Camille Claudel et de cette vente, parler d’une pièce de théâtre, magnifique, consacrée à Camille Claudel et à sa période d’enfermement en asile psychiatrique jusqu’à la fin de sa vie . C’est une pièce montée et mise en scène par Manouchka Recoché ! Superbe !
A lire sur Magcentre: https://www.magcentre.fr/184503-kmille-sequestration-theatrale/