De 1950 aux années 70, des centaines d’enfants de 10 à 15 ans ont été envoyés à La Belle Étoile, centre de redressement catholique. À travers ce documentaire riche en émotion, la parole des anciens élèves se libère. Ils dénoncent les violences physiques, psychologiques et sexuelles qu’ils ont subies. La honte doit changer de camp.
Affiche du documentaire “Les Oubliés de La Belle Etoile”. Alter Ego Production
Par Jeanne Beaudoin.
« Les Oubliés de La Belle Étoile », c’est un documentaire réalisé par Clémence Davigo en 2023 pour dénoncer les violences commises par certains hommes d’Église. L’avant-première avait lieu jeudi dernier au cinéma des Carmes et il sera disponible en salle à partir du 12 février. On y suit plusieurs amis soixantenaires dont Dédé, Michel, Daniel et André, anciens pensionnaires du centre de redressement de La Belle Étoile. Réunis le temps de quelques semaines dans une grande maison en Savoie, ils décident de briser le silence autour de ces années de torture.
Humiliations en série
Les anciens pensionnaires se remémorent, tout au long du documentaire, les violences qu’ils ont pu subir. Les anecdotes plus sordides les unes que les autres se succèdent. Affamés, fatigués, violentés et restreints à trois verres d’eau par jour, certains racontent avoir bu dans les rivières ou dans les toilettes, avoir mangé dans la gamelle du chien. L’humiliation était quotidienne. Un ancien pensionnaire affirme avoir été accusé, à tort, d’être le complice de deux jeunes qui venaient de fuguer avec la caisse. Pour le punir, les surveillants lui ont mis la boule à zéro, l’ont soumis à une douche au jet puissant puis ont fait descendre les autres enfants. C’était en hiver, il y avait de la neige partout. Ils l’ont fait courir dans la cour, tout nu, et le fouettaient sur les fesses à chaque passage. La honte qu’il a ressentie à ce jour-là ne l’a jamais quitté.
Les violences physiques étaient également fréquentes. Les claques étaient quotidiennes. Un autre ancien pensionnaire raconte son premier jour à La Belle Étoile, il avait alors dix ans. Les jeunes étaient placés en file indienne, ils revenaient de la messe et se dirigeaient vers le réfectoire. Alors qu’un des jeunes chuchote, le surveillant, Félix, commence à s’énerver. Celui-ci avait toujours une baguette en bois sur lui. Raoul, un autre jeune, sort sa tête pour regarder ce qu’il se passe. Pour rétablir le calme, « Félix envoie sa baguette juste au moment où Raoul sort sa tête, et boum, planté dans l’œil. Il lui a crevé un œil. Ça, c’était mon premier soir », confie-t-il. Ils étaient tous habités par la peur.
Daniel, ancien pensionnaire de La Belle Etoile, s’évade lors de randonnées dans les montagnes. Image issue du documentaire.
Comment se reconstruire après toutes ces violences ?
Après avoir passé plusieurs années à La Belle Étoile, certains sont allés dans des asiles psychiatriques, d’autres se sont suicidés. André explique que cette expérience lui a gâché le reste de sa vie. Il confie : « Suite à tout ça, j’ai mal fini, j’ai mal viré. Quand on apprend à faire des conneries à longueur de journée, quand on crève la faim, quand on a des parents qui sont incapables, alors il faut se démerder tout seul. Suite à tout ça, au total, j’ai pris 53 ans de prison, et j’en ai fait 35 ferme ». Comment se reconstruire après toutes ces violences ? « J’ai 78 ans, on m’a pris toute ma vie », conclut-il. Face à cette vie brisée, André ne souhaite désormais qu’une chose : obtenir réparation auprès de l’Église et de l’État.
Il faut que la parole se libère
Cette projection n’est pas qu’un documentaire d’auteur. Clémence Davigo, à travers ce film, a également voulu proposer aux anciens pensionnaires « un espace leur permettant de revenir sur ces moments ». Au début, ils étaient un groupe de taiseux. Ces quelques semaines passées dans une grande maison en Savoie, entre eux et l’équipe technique du tournage, a permis de revenir sur les souvenirs douloureux de l’enfance, mais toujours avec une certaine distance. “La parole s’est libérée au fur et à mesure, naturellement, grâce aussi au fait qu’on a travaillé avec une équipe formidable. On faisait ensemble », explique-t-elle. « On voulait construire un film sur la parole qui se libère et comment la rendre audible ».
Les confidences des uns entraînent celles des autres. Tous encore brisés de leur passage à La Belle Étoile, cette rencontre a permis de libérer la parole. « Je peux en parler maintenant car d’autres personnes en ont parlé, sinon il m’aurait été impossible d’exposer mes souffrances. Mais à présent il faut que ça soit dit », lâche Daniel après s’être livré sur les agressions sexuelles qu’il a subies. Ce documentaire devient thérapeutique.
À la fin de cette avant-première, un homme dans la salle se lève et affirme avoir été, lui aussi, envoyé à La Belle Étoile pendant trois ans. Son témoignage est touchant, rendant encore plus réel toutes ces horreurs. « On nous obligeait à faire de nombreux kilomètres à pied tous les jours pour nous fatiguer, l’hiver on était pieds nus dans la neige. J’ai vu des suicides à dix ans », explique-t-il à la salle, ému de pouvoir en parler.
Discussion à la fin de la projection “Les Oubliés de La Belle Etoile” en présence de la réalisatrice, Clémence Davigo, et animée par Sophie Deschamps. Crédit : Jeanne Beaudoin.
Déresponsabilisation de l’Église et de l’État
Les archives concernant cette période ont, comme par hasard, toutes disparu. Les anciens pensionnaires, dans ce documentaire, veulent obtenir des réparations. Ils décident alors de se confier à la « cellule d’écoute des victimes d’abus sexuels et autres blessures en Église » dans le diocèse de Savoie. Ils veulent remonter jusqu’à l’évêque. Ils vont obtenir un rendez-vous avec celui-ci, mais leur déception sera immense. Clémence Davigo nous explique que pour l’instant, la seule « réparation » obtenue est une messe adressée aux enfants de La Belle Étoile, dite par le nouvel évêque de Savoie en novembre dernier. Les anciens pensionnaires « ont beaucoup d’attentes, certains sont contents, la plupart sont déçus ».
Auteure du livre Le Silence des soutanes portant sur la pédocriminalité dans l’Église et animatrice de la soirée, la journaliste Sophie Deschamps affirme que ces violences dans l’Église sont systémiques. Et lorsqu’une spectatrice demande si un homme d’Église est présent dans la salle, un diacre se lève pour prendre la parole. Il fait partie de la cellule d’écoute du diocèse d’Orléans. « Notre évêque a pris conscience de la gravité des faits et du côté systémique de ces violences », précise-t-il, en ajoutant que s’il est le seul représentant de l’Église présent à cette soirée, c’est sûrement parce que les autres n’étaient pas disponibles. Une intervention qui peine à convaincre, en témoigne les rires et les soupirs dans la salle. Il est également important de souligner que si l’Église est responsable de ces violences, l’État l’est également. Ces enfants étaient pour la plupart placés à la DDASS et donc sous la responsabilité de l’État.
Un documentaire à voir dès mercredi !
Après deux années de présentations en festivals, les financements nécessaires ont été trouvés, ce documentaire sort au cinéma dès le 12 février. Pour ce qui est de la réparation réclamée par les anciens pensionnaires, un groupe d’artistes a depuis racheté le centre de La Belle Étoile. Ils ont percé le sol de la cour, planté un arbre ainsi qu’une plaque dédiée aux anciens pensionnaires du centre. Même si cette initiative reste de l’ordre du privé, cet acte reste significatif. Et plus ce documentaire sera visionné, plus les témoignages seront visibles. Et peut-être l’État ou l’Église assumeront leur responsabilité.
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