La question kanak vue de la Touraine #2

« Parler de démocratie en situation coloniale, c’est ridicule »

Alors que la France s’enfonce dans la crise politique et que le pouvoir macroniste semble se déliter, la question des outre-mer se pose avec d’autant plus d’urgence que Mayotte est confrontée à une situation cataclysmique. Paroxysme d’une année très tendue avec la reprise des mouvements contre la vie chère dans les Antilles – structurés en partie par les milieux indépendantistes – et surtout avec les violentes émeutes en Nouvelle-Calédonie/Kanaky depuis le printemps.




Par Joséphine.


Sujets bien éloignés de la Touraine, peu traités dans les médias locaux si ce n’est à travers l’angle des pauvres touristes bloqués à Nouméa pendant le couvre-feu. Sauf qu’à Tours, on compte une petite communauté kanak, arrivée depuis les années 70 et constamment renouvelée par des étudiants. J’en ai rencontré quelques uns. L’occasion d’entendre un peu ici leur parole, si souvent invisibilisée.

Les « événements »


L’arrivée de François Mitterrand et de la gauche au pouvoir en France en 1981 réveille pas mal d’espoirs chez les indépendantistes. Ces derniers deviennent majoritaires en Nouvelle Calédonie en 1982 et un premier cycle de négociations avec l’État français commence l’année suivante, avec Jean-Marie Tjibaou comme chef de la délégation kanak, lui qui dirige désormais le principal parti du Front Indépendantiste tout en présidant l’assemblée locale. La France reconnaît alors le « droit inné et actif à l’indépendance » des kanaks et Tjibaou réclame dans la foulée l’organisation d’un référendum d’autodétermination sur la question de l’indépendance – comme pour l’Algérie en 1962 –. Conscient du caractère épineux de la question du corps électoral concerné par ce référendum, Tjibaou propose que seuls les kanaks ainsi que les non-kanaks nés en Nouvelle Calédonie puissent voter, excluant de fait les métropolitains et étrangers ayant eux-même immigré dans l’archipel – appelés zoreilles –. Les loyalistes claquent alors la porte des négociations et la situation est de nouveau bloquée fin 1983.

En 1984, constatant l’impasse d’une solution négociée, nombre d’indépendantistes dont Tjibaou fondent le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) et décident désormais de boycotter les élections locales. Ils forment également un Gouvernement Provisoire de Kanaky (GPK) et mettent en avant plusieurs symboles dont un drapeau, toute la séquence reprenant de nouveau la terminologie et les tactiques de l’indépendantisme algérien des années 1950.

Les tensions avec les loyalistes basculent fin 1984 lorsque des caldoches – métropolitaines blancs nés en Nouvelle Calédonie – assassinent dix kanaks sur un barrage routier, ouvrant une période de quatre années de violences, de vengeances et de règlements de comptes où s’affrontent kanaks et caldoches, avec des gendarmes bien souvent dépassés par la situation. L’arrivée de la droite au pouvoir en 1986 lors des législatives, avec des chiraquiens très clairement pro-loyalistes, ne fait qu’envenimer la situation. L’attaque d’une gendarmerie par des militants indépendantistes en pleine élection présidentielle du printemps 1988 sera le point d’orgue de ce qui est désormais clairement vécu comme une guerre civile. Six gendarmes sont alors tués et 26 de leurs collègues sont pris en otage, cachés dans une grotte. Ils seront libérés quelques jours plus tard dans des conditions très violentes : tortures systématiques sur des témoins pour localiser la grotte, élimination de 20 indépendantistes, parfois abattus sommairement après leur reddition ou laissés blessés se vider de leur sang.

Le choc est tel, y compris dans l’opinion publique internationale et ce alors que l’ONU soutient officiellement le processus de décolonisation, que de nouvelles négociations sont organisées et aboutissent aux accords de Matignon, avec l’idée d’un référendum à préparer dans un délai de 10 ans.

Un statut transitoire

La création du Centre Culturel Jean-Marie Tjibaou à Nouméa inauguré en 1998 est inscrite dans les accords de Matignon-Oudinot. La symbolique des cases traditionnelles dessinées par Renzo Piano matérialise la reconnaissance de la culture kanak.


Mais face aux difficultés socio-économiques de l’archipel dans les années 1990 et avec les incertitudes politiques liées au souvenir encore vif des violences et de l’assassinat du leader Tjibaou en 1989, le referendum est repoussé et une nouvelle phase de négociations est initiée sous Lionel Jospin (PS). Le processus aboutit aux accords de Nouméa de 1998 qui donnent davantage d’autonomie à la Nouvelle-Calédonie, reconnaissent et protègent les spécificités de l’identité kanak, instituent une citoyenneté néo-calédonienne et renvoient le référendum d’auto-détermination à un délai de 20 ans, gelant par la même occasion le corps électoral concerné par ce futur referendum – excluant de fait les zoreilles arrivés après les accords de Nouméa –, ce qui permet d’apaiser sur la longue durée l’ambiance dans l’archipel.

« Après les événements des années 1980 [ce terme « d’événement » est systématiquement utilisé par mes interlocuteurs kanaks, en référence à l’État français qui a préféré pendant très longtemps parler des « événements d’Algérie » plutôt que de « guerre d’Algérie » – ndlr] les accords de Nouméa ont vraiment été un progrès, même s’ils ne sont pas parfaits. La France a reconnu un sénat coutumier composé de représentants des grandes chefferies avec des compétences en droit et en règlement des litiges. Il y a eu aussi des bourses spéciales, par exemple les bourses-cadres-avenir qui permettent à de jeunes Kanaks d’aller faire des études supérieures en métropole, ce qui facilite la formation des élites locales nécessaires dans la perspective d’une indépendance. Il y a eu aussi des politiques de discrimination positive pour rééquilibrer les inégalités socio-économiques, basées sur des analyses précises menées par notre institut statistique régional, l’ISEE » explique une jeune kanak habitant Tours depuis quelques années.

En 2018 et 2020 les referendums prévus par les accords de Nouméa sont organisés et donnent une courte victoire aux loyalistes (56% puis 53%). Le dernier referendum, celui de 2021, est boycotté par les indépendantistes pour différentes raisons dont les difficultés de circulation causées par le Covid19 et donne logiquement une victoire écrasante du « non » à l’indépendance. Dans la foulée, l’État initie une nouvelle phase de négociations censée aboutir à un statut définitif après 30 années de transition et de dialogue ponctuées par les referendums. C’est ainsi qu’un projet de loi constitutionnelle définissant la place de la Nouvelle-Calédonie dans la République française a été imaginé par le pouvoir macroniste en 2023 puis discuté à l’Assemblée et au Sénat, provoquant une nouvelle crise et des violences, violences devenues aiguës depuis le 13 mai 2024. A cette date, comme fin 1984, des milliers de kanaks érigent des barrages, des émeutes éclatent et un cycle de vengeance s’enclenche : expéditions punitives de milices caldoches, répression policière, pillages, destructions massives… Le bilan est lourd, avec au moins une quinzaine de morts côté kanak et deux milliards d’euros de dégâts. Et de nouveau, la date du 13 mai n’est pas un hasard, c’est là encore une référence symbolique à l’Algérie et au putsch d’Alger du 13 mai 1958 qui finira par emporter la IVème république en quelques semaines.

Et maintenant ?

Manifestations à Nouméa en avril 2024. Démonstrations de force des deux camps.


Depuis mai dernier, la communauté kanak de Tours se mobilise politiquement pour alerter sur la situation en Nouvelle-Calédonie et participe à pas mal de manifestations dans l’espace public, avec le soutien logistique des organisations de gauche, le NPA, EELV, LFI et les syndicats. Mais avec la distance, l’ignorance des journalistes sur ces questions et l’actualité métropolitaine monopolisée par la crise politique, les JO, Notre Dame ou le Black Friday, la lutte pour la libre auto-détermination du peuple kanak passe à la trappe. Encore une occasion de manquée pour enfin solder le passif colonial de la France.

« En fait, malgré l’espoir des accords de Nouméa et leur mise en œuvre, il n’y a pas eu de réel rééquilibrage. La province Nord où nous sommes largement majoritaires et d’où je viens est restée très pauvre. On est plus ou moins obligés d’aller au sud, là où il y a les mines de nickel, les activités industrielles et portuaires, le tourisme et les croisières. L’exode rural dure depuis des décennies et ça oblige pas mal de kanaks à connaître la misère urbaine, le mal logement, la précarité… Il y a aussi, comme dans les autres dom-tom, des gros problèmes de vie chère et de quasi-monopole de l’économie par quelques grandes familles caldoches, les Pentecost, Lafleur, Ballande, Jeandot, Lavoix, Leroux ou Montagnat. C’est d’autant plus injuste que l’État et les grosses boîtes ont recommencé comme dans les années 1970 à privilégier la venue de cadres et de fonctionnaires depuis la métropole qui occupent les meilleurs postes, qui ont des salaires, traitements et primes très élevés ainsi que des privilèges fiscaux. Du coup, ça laisse peu de places pour les kanaks qui ont bénéficié des bourses d’études et qui devaient peu à peu intégrer les élites… et les zoreilles, eux ils sont très anti-indépendance, pour eux leur situation est géniale ! (…) De l’autre côté, pas mal de gens très pauvres, Kanaks ou pas, finissent par penser qu’on ne pourra jamais s’en sortir sans l’aide de la France, ils ont intériorisé le discours de notre supposé retard (…) Donc ouais, la jeunesse est de nouveau pas mal désenchantée depuis quelques années. Ils fuient les médias dominants, s’informent sur des groupes whatsapp ou sur Internet et la colère monte, c’est ça qui s’exprime depuis des mois (…) Macron nous traite comme il a traité les gilets jaune, c’est un bourgeois qui ne connaît pas grand chose à nos soucis et à nos réalités et qui préfère la répression. Il n’a pas écouté les mouvements pacifiques récents comme la cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) qui depuis l’automne 2023 alertait sur l’impasse dans laquelle le référendum boycotté de 2021 nous menait. Il a voulu passer en force, sous influence du personnel politique caldoche loyaliste qui sont devenus ses soutiens, les Dunoyer, Gomès, Metzdorf et Backès que Macron à même fait rentrer dans un gouvernement ! Nous on veut parler du dégel du corps électoral décidé en 1998, eux ils nous parlent de « démocratie ». Mais parler de démocratie en situation coloniale, c’est ridicule (…) Et comme pendant les événements des années 80, nos militants et activistes sont criminalisés, présentés comme des pillards, des alcooliques ou des sauvages. Par contre, les violences des milices caldoches [appelés dans les médias en métropole « groupes de voisinage » – ndlr] et leur armes à feu, ça on en parle pas. Ici, on est pas mal à penser qu’il y a plein de morts là-bas, plein de jeunes ont disparu sans donner de nouvelles. Et les leaders du CCAT qui ont été arrêtés et envoyés en détention provisoire en métropole, sans encore de jugement, à 17 000 km de leurs familles, c’est quoi ça ? Dans quel pays démocratique ça se passe comme ça ? », commente, ému, un kanak trentenaire.

Avec la mise en suspens de la réforme constitutionnelle portant sur la Nouvelle-Calédonie en juin dernier, un espoir de remise à plat du processus et de désescalade est né chez les Kanaks de Tours, d’autant plus avec la décision de la Cour de Cassation d’octobre dernier d’annuler la détention en métropole de deux militants kanaks. 

Mais avec l’instabilité gouvernementale qui prive d’interlocuteurs fiables et avec la priorité donnée au budget, il est possible que la situation s’enkyste, notamment avec le trio Darmanin-Valls-Retailleau à la manœuvre sur le dossier. Il s’agit donc de continuer à informer, sensibiliser et lutter.

C’est tout le sens de cette soirée organisée par Solidarité Kanaky 37 aux cinémas les Studios ce jeudi 16 janvier à partir de 19h45 avec une projection-débat (https://www.studiocine.com/fiche-film/le-destin-commun-des-populations-en-caledonie-une-utopie-10398.html).


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