Malik Nejmi est né en 1973 à Orléans, il a habité le quartier de la Source jusqu’à ses dix ans. Suite à l’annonce de la destruction de la tour T17, il a décidé de monter l’exposition Ter-Ter {Soigner le quartier} afin de rendre aux habitants le musée qu’ils n’ont jamais eu. L’exposition est gratuite et libre d’accès jusqu’au 23 février à la Collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier. Rencontre avec Malik Nejmi.
Propos recueillis par Jeanne Beaudoin.
Quel lien avez-vous avec le quartier de la Source ?
Les premiers immeubles du quartier de la Source sont nés en 1965. Le point de départ, c’est ma maman qui travaillait pour les chèques postaux à la Source. Mon papa marocain est arrivé à la Source, comme beaucoup d’autres. Dans cette exposition, je voulais comprendre qui étaient ces marocains qui fuyaient le régime d’Hassan II et qui arrivaient à la Source, quel était leur degré d’engagement. Mon père aussi fuyait ce régime d’Hassan II, mais ce n’était pas un intellectuel, il était de la main d’œuvre ouvrière et venait travailler comme beaucoup dans la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux ou chez Brandt. En même temps, des femmes françaises venaient pour travailler dans les chèques postaux, ça draguait sur le campus ! C’était ça, la Source au début.
Pourquoi ont-ils détruit la tour ?
Il y avait de moins en moins d’habitants dans la tour, et l’idée de la démolir remontait à longtemps. Ces logements étaient devenus inadaptés, trop petits. Mais ce qui m’interpelle, ce n’est pas tant la raison de la destruction de la tour, mais l’absence de travail de mémoire lorsqu’on démolit ce type de bâtiment, en France, de manière générale. Ce phénomène ne concerne pas seulement La Source, c’est partout pareil : on casse ce que l’on a construit. Ce qui m’intéresse ici, et c’est là que le projet prend une dimension politique, c’est d’avoir anticipé une forme de violence et d’angoisse. Le sujet est extrêmement sensible : est-ce que ces gens ont une mémoire ? Est-ce que c’est important ? À travers les portraits, on voit bien ce qui rejaillit : l’Algérie, un père qui a donné son corps à la France. Ce n’est pas rien.
« Le tour de force, c’est de faire de l’universel à partir de l’intime »
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire cette exposition ?
On était dans une situation de post Covid où beaucoup d’artistes se posaient la question de retravailler localement. J’ai été interrogé sur la question de la tour, j’ai su qu’elle allait être détruite, c’est ce qui m’a attrapé au début. Je ne pouvais pas ne rien faire, ne pas intervenir, ne pas en parler, ne pas alerter. C’est un dossier qui a été plusieurs fois réécrit au fur et à mesure des différentes émotions et des réalités qu’on pouvait croiser. J’ai une démarche un peu particulière qui fait que les choses prennent plus de temps parce qu’il y a un itinéraire thérapeutique. Un peu comme un puzzle : à partir de pleins de morceaux de choses, je vais reconstituer différents morceaux qui étaient dans l’histoire pour recomposer une histoire collective et intime. Le tour de force à chaque fois, c’est de faire de l’universel à partir de l’intime.
« J’adore être en contrepoint, j’ai toujours une façon d’éviter de prendre directement la tour en photo »
Quelle position avez-vous prise afin d’appréhender cette tour et son histoire ?
J’adore être en contrepoint, je n’ai pas pris en photo la tour, j’ai toujours une façon d’éviter de la prendre directement en photo. D’autant que c’est violent d’étudier la banlieue, comment prendre un mur en photo ? Comment tu rentres dans 50 ans d’histoire ? Dans mon travail il y a toujours un contrepoint. Quand je travaille sur l’immigration, je ne vais pas demander aux personnes de me raconter directement leur histoire, je vais demander à ceux qui sont restés pour parler de ceux qui sont partis. C’est un outil journalistique que j’ai toujours utilisé. Ici, on passe par le plan d’architecture pour mener l’enquête parce qu’on sent qu’il manque quelque chose, on va entrer chez une femme qui raconte ses rêves, on entre dans des notions de vérités et de croyances. On est sur la terrasse avec le bailleur parce qu’en faisant ça, il m’offre une nouvelle dimension et un nouveau regard sur la source, on a le point de vue aérien des cartes postales, ceux du récit initial dominant. Ce sont pleins de filtres qui font que la tour n’apparait jamais.
Vous parlez d’un musée de la Source qui n’aurait jamais vu le jour dans l’exposition, pouvez-vous nous en dire plus ?
Le projet évolue au gré des intuitions. Mon corps fait que je ne reconnais pas le quartier, c’est comme s’il manquait quelque chose. Je n’avais pas de repères. Je reviens à la Source, je n’ai plus d’appartement, je n’ai pas noué de relation avec des gens d’ici depuis que je suis parti, les copains de l’époque sont tous un peu évaporés, et donc je suis face à 20 000 habitants et un territoire. Par où tu rentres et comment ça se passe ? Les femmes que je vois me disent qu’on est bien à la Source, mais il nous manque un lieu. Quand je demande ce que serait ce lieu, elles me disent un lieu pour danser et pour exposer nos cultures. J’ai ça en tête.
« L’exposition serait une manière de restituer aux habitants le musée qu’ils n’ont jamais eu »
Puis on va aux archives et là, je vois le quartier de la Source, je vois la tour et juste au-dessus il est inscrit “musée”. Je me dis que j’avais raison, mon corps ressentait bien quelque chose. Ce musée, qui n’existe pas, fait basculer le projet sur une tour qui va tomber, et un musée qui sortirait de terre et rejaillirait dans la recherche, là ça devient hyper intéressant. Ce musée fait écho à ce que m’ont dit ces femmes, un lieu pour danser et exposer nos cultures. C’est exactement cette notion de musée qui est vachement débattu dans l’art contemporain. Donc ça rejaillit là-dessus. Et là, le projet bascule. Ou bien on fait un projet sur l’histoire de la Source : sur les plans, les cartes et ma mémoire, ou alors je fais entrer ce que j’appelle l’histoire potentielle, c’est plutôt un outil qui permet de réactiver plein de choses, de faire entrer cette femme qui me disait qu’elle vivait sur un musée, faire rentrer un projet d’exposition qui serait une restitution d’un musée qui n’a jamais vu le jour. Maintenant je me rends compte que c’est un petit musée. Je parle d’un musée qui n’est pas un musée et qui n’a jamais vu le jour, dont l’exposition serait une manière de restituer aux habitants le musée qu’ils n’ont jamais eu.
Vous souhaitiez également mettre l’accent sur la question de l’exil et de l’immigration ?
C’est une vraie question qui se pose : est-ce qu’il n’y aurait pas possibilité d’imaginer un vrai musée de quartier qui soit une antenne du musée de l’immigration qui est à Paris et, en même temps, une réponse mémorielle qui répond aux besoins du quartier, parce que ces quartiers ont une mémoire. La collégiale date du 12ᵉ siècle, pourquoi des espaces qui n’ont que 50-60 ans d’existence n’auraient pas de mémoire, c’est totalement absurde.
Les habitants du quartier remercient l’acte d’avoir honoré ces familles par cette idée de faire exister le musée qu’ils n’ont pas eu. On a la chance, et c’est politique, d’avoir cette trace de ce musée dans ce quartier. Il n’y a pas ça ailleurs, ça n’existe pas. Qu’est-ce que l’architecte a voulu faire à l’époque, ça c’est plus compliqué, on aurait pu fouiller le côté historique de la tour et de ce musée. Là je ne pouvais pas, je travaille sur l’immigration, sur la mémoire, les diasporas, la relation entre l’Afrique et la France, tout ça rejaillit. L’exposition fait musée parce qu’elle va montrer des archives coloniales que je collecte déjà depuis une dizaine d’années, qui sont réapparues ici et qui font écho aux documents historiques.
Plus d’infos autrement :
Un passé qui ne passe pas : la France, les gauches et le colonialisme