Raoul Peck s’est emparé du travail d’Ernest Cole, photographe sud-africain qui a documenté l’apartheid. Avec un intelligence aigüe, il retrace la création de l’ouvrage qui l’a obligé à s’exiler aux Etats Unis puis en Europe. Peck, lui aussi exilé, sait de quoi il s’agit. Film bouleversant, il nous fait découvrir ce travail immense d’un homme considéré dans son pays comme une marchandise.
Ernest Cole. Photo Condor Distribution.
Par Bernard Cassat
Raoul Peck continue son travail sur la condition des Noirs obligés de s’exiler pour continuer à s’exprimer. On se souvient du très beau I’m not your Negro, qui retraçait la vie et la pensée de James Baldwin, écrivain poéte et penseur afro-américain, obligé de venir vivre en France son homosexualité. C’est aujourd’hui à un autre éxilé Noir qu’il s’intéresse, Ernest Cole, un photographe sud-africain.
Noir, pauvre et autodidacte
Né pauvre dans un town ship proche de Pretoria, en Afrique du Sud, en 1940, il a grandi pendant l’apartheid (1948-1991). Les hasards de la vie lui ont mis très tôt un appareil photo dans les mains, et il va se passionner pour ce moyen d’expression, qui lui permet d’enregistrer sa vision du monde. Avec toutes les difficultés que lui impose cette société coupée en deux, où les Noirs ne sont que des « marchandises » (sur l’un de ses clichés, on voit un panneau non-europeans and goods (non-européens et marchandises). Autodidacte, il apprend seul et accumule des photos-témoignages alors qu’il est obligé de se cacher pour les prendre.
Un cliché de Cole. Photo Ernest Cole – Condor Distribution..
Pendant une dizaine d’années, il centre son travail sur House of Boundage (La maison des servitudes). En 1966, il réussit à sortir ses négatifs d’Afrique du Sud et un éditeur américain le publie en 1967. Avec quelques textes qu’il écrit autour de ses photos. Le livre est composé en chapitres qui décrivent les conditions de vie des noirs, par exemple Les Mines, La qualité de la répression, et jusqu’au Banissement. Le système de l’apartheid envoyait en effet des gens repérés comme récalcitrants dans des camps perdus dans le désert, où les bannis perdaient absolument tout, même l’énergie de vivre. Ernest Cole vit à New York quand le livre parait, et ne peut plus revenir dans son pays.
L’une des photos que Peck décortique. Photo Ernest Cole.
Raoul Peck reprend d’abord ce formidable travail de témoignage sur l’apartheid. Il s’arrète sur quelques photos pour les commenter avec précision, analysant tous les éléments que Cole, en photographe puissant, a rassemblé dans ses clichés. En parlant à la première personne, Peck se fait la voix de Cole. Il en saisit toute l’analyse de la société ségréguée fixée sur les négatifs. Le constat du photographe, extrêmement intelligent et esthétiquement sans faille, va très loin dans la dénonciation de l’atrocité d’un tel système. Peck replace les clichés de Cole dans un contexte de documents d’époque, donc dans la violence systémique de ce que Cole dénonce.
La découverte des Afro-Américains
Aux Etats Unis, Cole va vite se rendre compte que les Noirs sont aussi tout en bas de l’échelle, et que la société n’aime pas qu’on le dise. Il part photographier le sud. Il déclare qu’en Afrique du Sud, il avait peur de se faire arréter. Aux Etats Unis, il a peur d’être assassiné. Non reconnu par les média américains, il est perdu et son exil lui pèse de plus en plus.
Photo de Cole aux Etats Unis.
Raoul Peck, lui même exilé de son île d’Haiti, y est évidemment très sensible. L’exil de Cole tourne à une réelle déprime. Il cherche des échappatoires, vers l’Europe, la Suède à un moment. Mais ne trouve pas de solution. Peck continue dans le film à parler à la première personne. Tout au long du film, on se dit que le réalisateur a terriblement bien compris le photographe.
Un autre cliché aux Etats Unis.
Pour raconter cette partie de la vie de son personnage, il interviewe Leslie Matlaisane, neveu et ayant droit du photographe. Avec lui, ils font une découverte étonnantes. Près de 60000 clichés sont redécouverts dans les coffres d’une banque suédoise. Personne n’arrive à savoir qui les a mis là, et la banque ne donne aucun renseignement. Mais les négatifs sont récupérés et complètent magnifiquement l’ouvrage paru en 67.
Cole n’a pas atteint ses cinquante ans. Il n’est jamais retourné dans son pays. Sa mère, venue pour ses derniers moments, a ramené ses cendres dans son village de naissance. D’une certaine manière, Peck donne une deuxième vie à ces clichés, alors même que l’apartheid est officiellement enterré.
Une nouvelle édition de House of Boundage vient d’ailleurs de sortir.
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